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RELATION

D'UN VOYAGE

A BRUXELLES ET A COBLENTZ

(1791)

A ANTOINE-LOUIS-FRANÇOIS D'AVARAY

SON LIBÉRATEUR,

LOUIS-STANISLAS-XAVIER DE FRANCE

PLEIN DE RECONNAISSANCE, SALUT.

Je sais, mon cher ami, que vous travaillez à tracer le détail de ce qui a précédé et accompagné le moment où vous m'avez rendu la liberté; personne n'est plus en état que vous de bien faire connaître votre ouvrage. Cependant je l'entreprends aussi; il est possible que votre modestie vous empêche de vous rendre entièrement justice, et c'est pour moi un devoir aussi sacré que doux à remplir de parer à cet inconvénient. Ce serait me rendre ingrat de souffrir que, qui que ce soit au monde, même vous, osât ravir à mon libérateur la moindre partie de la gloire qui lui est due. C'est donc bien plus dans cette vue que pour me rappeler le souvenir d'événements qui seront tou jours présents à ma pensée, que j'écris cette relation. Recevez-la comme un gage de ma tendre amitié, comme un monument de ma reconnaissance. Puisse-t-elle servir à acquitter une partie de la dette qu'il m'a été si doux de contracter, et dont il m'est encore plus doux de penser que je serai éternellement chargé!

RELATION

D'UN VOYAGE

A BRUXELLES ET A COBLENTZ

(1791)

Les bruits, répandus au mois de novembre 1790, de la prochaine évasion du Roi, m'avaient fait songer à la mienne. J'avais cru devoir mettre Peronnet, alors mon garçon de garde-robe, dans ma confidence, parce qu'il était plus à portée qu'un autre d'arranger tout ce qu'il me fallait relativement à mes paquets, et que d'ailleurs j'étais dès lors aussi sûr de sa fidélité que je le suis aujourd'hui qu'il m'a si bien servi. Les bruits se dissipèrent, et comme de raison nous remimes l'exécution du plan à un moment plus favorable; j'en parlai à la Reine, qui m'assura que ni le Roi ni elle n'avaient donné aucun fondement à cette nouvelle; mais elle m'ajouta que tôt ou tard cela arriverait sûrement, me promit de m'avertir à temps, et me conseilla d'être toujours prêt.

La persécution qui s'alluma vers Pâques de cette année (1791), et la détermination que le Roi fut contraint de prendre, me firent croire que je n'avais guère de choix qu'entre l'apostasie et le martyre la première me faisait horreur; je ne me sentais pas grande vocation pour le second. Nous en raisonnâmes beaucoup, madame de Balbi et moi, et nous conclûmes qu'il y avait un troisième parti à prendre, qui était de quitter un pays où il allait devenir impossible d'exercer sa religion. Le temps pressait; nous étions au ven

dredi saint; le jour de Pàques était l'époque fatale. Nous convinmes de partir dans la nuit même, dans la voiture de madame de Balbi, elle, Madame, moi, et un quatrième. Ce n'était pas, comme on peut bien l'imaginer, la première fois que je songeais à mon compagnon de voyage, et ma première pensée avait été pour d'Avaray, dont j'étais aussi sûr que de moi-même. Mais entouré et chéri d'une famille nombreuse, et qui vit dans la plus parfaite union, son évasion me semblait aussi difficile que la mienne. D'ailleurs (et ce fut là mon principal motif pour en choisir un autre) la délicatesse de sa santé me faisait craindre qu'il ne pût supporter les fatigues d'une pareille entreprise. Je jetai les yeux sur...... Mais pourquoi le nommer? Si cette relation passe sous ses yeux, il verra qu'un refus fondé d'ailleurs sur de très-bonnes raisons, c'est un hommage que je dois à la vérité, ne m'a pas fait oublier vingt années d'amitié; et je me plais à croire qu'il me saura gré de mon silence. Je partis pour les Tuileries, en laissant à madame de Balbi une espèce de lettre de créance pour lui, et j'allai instruire le Roi et la Reine de mon dessein. Occupés dès lors de leur projet d'évasion, dont ils ne m'avaient pas communiqué le plan, et sur lequel ils ne m'avaient pas fait d'autres ouvertures que de me demander des matériaux qui n'ont servi à rien pour la déclaration que le Roi a publiée à son départ, ils craignirent que mon évasion à cette époque ne nuisît à la leur, et cherchèrent à m'en détourner. Ma raison fut peu ébranlée par leurs discours, mais mon cœur fut d'intelligence avec eux, et je cédai. Cependant madame de Balbi ayant éprouvé un refus de l'homme en question, se trouvait dans le plus cruel embarras, lorsque la Providence (car j'oserais défier l'incrédule le plus obstiné d'en accorder l'honneur au hasard) amena d'Avaray chez elle. Ce n'était pas qu'il n'eût, depuis longtemps, le désir de faire ce qu'il a fait pour moi; qu'il r'eût mème, quoiqu'avec modestie, fait pressentir plus d'une fois ce désir à madame de Balbi, et qu'il ne vînt souvent chez elle mais il n'y venait pas ordinairement à cette heure, et je ne puis qu'attribuer à la Providence de

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l'y avoir conduit ce jour-là au moment où sa présence y était le plus nécessaire. Elle n'hésita pas à lui faire la proposition, et quoique ce fût une tâche pénible de n'être que l'agent, pour ainsi dire passif, d'un plan qu'il n'avait pas concerté, et qu'il n'eût pas le temps de prendre la moindre mesure ni pour lui-même ni pour moi, il n'hésita pas un instant à l'accepter. La seule peine qu'il éprouva fut de ce que j'en avais choisi un autre que lui. Il courut aussitôt rassembler pour moi, ce que le peu de temps qu'il avait lui permettait de rassembler; mais lorsqu'il revint au Luxembourg, ma résolution était déjà changée. Je n'appris non plus qu'en y arrivant le refus et l'acceptation qui avaient eu lieu en mon absence. Le premier m'étonna; il m'aurait peut-être affecté, si j'avais été moins touché de la seconde. J'éprouvai cependant un moment d'embarras en voyant d'Avaray; mais son amitié pour moi, le plaisir qu'il ressentait de m'en donner la preuve la plus éclatante, étaient si bien exprimés dans ce qu'il me dit, qu'il me fit bien vite oublier l'injustice que je lui avais faite en ne suivant pas ma première impulsion.

Je crois, avant de pousser plus loin ce récit, devoir prévenir un reproche que mes lecteurs sont en droit de me faire. Comment est-il possible que, connaissant une grande partie des liens que d'Avaray allait rompre pour moi, je ne lui aie témoigné aucune sensibilité à cet égard, et que, dans tout le cours de cette relation, je parle toujours de sa joie, comme si elle était pure et sans mélange d'amertume? Avant de me juger, je demande qu'on se mette à ma place. Ma captivité m'était devenue si insupportable, surtout dans les derniers temps, que je n'avais plus qu'une passion, le désir de la liberté je ne pensais qu'à elle; je voyais tous les objets, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, à travers le prisme qu'elle mettait devant mes yeux. Ceux qui ont éprouvé ces tourments de la captivité, ou qui ont bien compris, par les récits des autres, de quelle nature sont ces tourments, m'excuseront au moins, s'ils ne peuvent m'absoudre entièrement. D'Avaray lui-même m'a jugé ainsi; j'en ai pour garant certain sa

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