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tonnement général par l'augmentation de recherche et de splendeur que l'on remarquait de jour en jour dans ses fètes. Il introduisit sans doute le même luxe dans sa conversation. Le roi y consacrait, avec l'apparence d'un plaisir nouveau, les heures que la reine donnait à la danse.

Les ministres, saisis d'effroi, sentirent le tort qu'ils avaient eu l'année précédente d'apporter de la finesse et de mettre de l'incertitude dans leurs procédés. Un mal fort grave ne cède jamais aux palliatifs. Sous le règne précédent, un péril du même genre avait été dissipé, grâce à l'ambassade de Vienne. Dans le moment actuel, la mission en France fut offerte. Un calme voisin de l'indifférence facilita au marquis l'avantage de disputer divers points relatifs à ses prérogatives et à son traitement. L'art parvint au point que les ministres se virent dans la nécessité de témoigner leur reconnaissance pour l'acceptation d'une grâce qui leur était surprise.

Une difficulté peu prévue dérangea les calculs. Le premier consul dont la volonté ferme en imposait déjà, que le cabinet de Potsdam prétendait ménager, et qui laissait entrevoir son vol vers une grandeur colossale, n'approuva pas le changement de l'envoyé de Prusse, M. le baron de Sandoz-Rollin. D'ailleurs ce ministre originaire de Neufchâtel, peu politique et point courtisan, venait de faire un très-beau mariage en France. Mais ce lien, agréable pour Paris, courait le risque de peu plaire à Berlin. Le marquis de Lucchesini était l'objet d'une exclusion positive. Devait-on y reconnaître l'éloignement que le Corse ressentait pour les Italiens? Le comte de Haugwitz implora les bons offices du général de Beurnonville. Les insinuations eurent du succès. Buonaparte n'occupait pas encore le sommet de toute-puissance où nul mortel n'eût osé opposer à ses désirs la plus légère contradiction.

L'esquisse du portrait d'un homme célèbre sera-t-elle jugée une disgression superflue? Le marquis de Lucchesini, jeune, étincelant d'esprit et possédant des connaissances étendues, ornait ces précieux avantages des charmes entraînants d'une politesse facile, aimable et délicate, lorsqu'il offrit son premier tribut d'admiration au héros que les bruyantes trompettes de

la renommée ne se laissaient pas de célébrer. Le philosophe de Sans-souci pénétra au premier coup-d'œil la valeur infinie d'un tel sujet, et résolut de se l'attacher. Les demandes d'un grand homme sont des ordres irrésistibles. Plus Frédéric vécut avec Lucchesini, plus il le goûta. Quelle variété de ressources, de lumières et de grâces doivent enrichir l'esprit d'un homme qui, durant le cours de plusieurs années, fit les délices d'un prince supérieur sous tant d'aspects!

Mlle de Tarac se vit l'objet des hommages de Lucchesini: attribuer ce choix aux seuls combinaisons d'une ingénieuse prévoyance, ce serait commettre un acte d'injustice. Belle, aimable et bonne, tel fut le jugement que Paris porta sur la marquise de Lucchesini, quoique à une époque où la jeunesse avait dans sa fuite emporté une partie de la fraîcheur et de l'éclat de ses agréments. L'amour-propre et la sensibilité du marquis s'applaudirent donc également d'une conquête aussi flatteuse il en recueillit de plus l'avantage de s'assurer le dévouement de Bischoffswerder, qui lui ménagea les bontés du prince royal.

Les personnes les moins favorablement prévenues pour le marquis de Lucchesini ne peuvent méconnaître que des grâces attrayantes, un caractère flexible et une imagination riche, ornent celui qui captiva successivement la faveur de trois souverains, tous trois remarquables par une tournure d'esprit fort différente et par des goûts singulièrement opposés. La terreur que l'habile Italien sut inspirer à Bischoffswerder a été ressentie par les ministres et les favoris de FrédéricGuillaume III quinze ans après son entrée dans les honneurs.

A son arrivée en France, un début difficile et un accueil froid ne découragèrent pas le marquis. Sa complaisance avec ses inférieurs, sa politesse avec ses égaux et sa dignité avec les grands personnages lui assurèrent une brillante existence. Il eut pourtant continuellement besoin de repousser de nombreuses préventions. Sa finesse, trop reconnue pour ne pas éveiller les soupçons, multipliait sous ses pas les obstacles. Lors de cette dernière ambassade, ses talents purent être comparés à ces armes qui reçoivent un tranchant

si fin qu'elles sémoussent dès les premiers coups et ne deviennent propres qu'à servir d'ornement.

La mort de Paul Ier cut de l'influence sur le sort de la plupart des émigrés qui habitaient la Prusse. Alexandre, devenu empereur de toutes les Russies, se rappela les gardes du corps de Louis XVIII que son père, dans un de ces emportements qui portaient presque toujours l'empreinte du caprice, avait renvoyés avec tant de précipitation et tant de rigueur. Le général de Beurnonville accueillit volontiers la note diplomatique qui demandait pour de si dignes serviteurs des passeports qui devaient leur aplanir le chemin de la patrie. Des hommes de guerre qui venaient de rendre par leur conduite témoignage à la constance et à l'énergie de leur fidélité. ne dûrent laisser craindre de leur part aucune tentative contre le gouvernement auquel des circonstances impérieuses les soumettaient. Alexandre fit toucher les fonds suffisants pour que chaque individu se vît en état de regagner ses foyers si la route lui en était ouverte. Frédéric-Guillaume III souhaitait d'être délivré d'une charge sans doute peu pesante, mais qui ne laissait pourtant pas de le contrarier. Le premier consul ne fit point attendre une réponse favorable. Un projet se nourrissait, mais n'était point encore assez mûr, pour annuler la fatale liste d'émigration. Le général de Beurnonville trouva sans peine jour à exercer son obligeance. Sous le prétexte de la rentrée des cent gardes du corps, plus de deux cents exilés volontaires revirent la France. Les permissions à cet égard furent recherchées avec une pressante ardeur. Soit amour de son pays, soit tendresse pour ses parents, soit affection pour ses amis, soit regret de ses habitudes, soit légèreté dans le caractère, soit la réunion de tous ces motifs, l'homme qui avait juré de relever l'autel et le trône ou de recevoir un trépas honorable, se plia sous le joug que lui imposait une amnistie.

L'indécision de mes démarches me valut la douloureuse satisfaction de fermer les yeux d'un compatriote qui m'inspirait de l'admiration sans exclure de mon cœur l'amitié. Rivarol suivait une route semée de fleurs, lorsqu'un coup

aussi rapide qu'imprévu arrêta sa marche; une maladie grave se déclara, et sur-le-champ l'alarme se répandit parmi les Français. Tous accoururent pour partager l'honneur de le servir et de le veiller. Ses douleurs furent extrêmement vives; il s'écria à plusieurs reprises: « Seul au monde je suis «< capable de résister à des maux si déchirants; par bonheur << mes entrailles sont de bronze. » Dans le cours de sa maladie, qui était une fluxion de poitrine bilieuse, Rivarol fit voir dans ses discours, souvent interrompus par des redoublements douloureux, une sérénité qui donnait la preuve de l'énergie de son caractère et de la noblesse de son âme. « Quelque pénible que soit ma position, disait-il, je ne << saurais me fâcher contre le lit où j'ai conçu mes plus belles « pensées..... Mes amis, je n'ai jamais couru après l'esprit; il << est toujours venu me chercher. >>

Les regrets donnés à la mort de Rivarol furent sincères et unanimes. Chez la princesse Dolgorouki, le comte d'Engestrom, envoyé de Suède, proposa l'exécution du buste en marbre de celui qui avait fait l'ornement et le charme de leur société. L'homme dont le talent pour la parole tenait presque du beau idéal, dont l'esprit répandait la clarté dans les profondeurs les plus reculées de la métaphysique, dont l'imagination créait des plans magnifiques, soit d'histoire, soit de tragédie, dont la sagacité pénétrait jusques aux sources les moins connues de la grammaire, dont le goût prononçait les arrêts d'une critique si saine, par quelle combinaison un tel homme n'a-t-il qu'imparfaitement répondu au vœu de la nature qui l'appelait à se placer sur la même ligne que Voltaire, Rousseau et Buffon? Quelques écrivains ont arrêté leurs regards sur ce véritable problème. Leurs solutions différent entre elles, mais découvrent des aperçus au moins spécieux. Ce ne sera donc pas sans certaine méfiance que je hasarderai mon opinion à titre de simple conjecture.

Les triomphes dans les salons ravirent à Rivarol les succès du cabinet respirant à grands flots l'encens de la louange et couronné de roses ou de myrte par les mains de la beauté, il s'abandonna presque toujours à l'attrait d'une voluptueuse

indolence, et ne se livra que par intervalle aux efforts pénibles et soutenus qui seuls permettent à l'ambition d'aspirer à la gloire.

Heureux fils, mon père et ma mère me rappelaient; ma femme formait avec tendresse le vœu de remettre dans mes bras nos deux enfants. Je sollicitai donc la permission de revoir la France, et ce fut à cette occasion que je contractai avec le général de Beurnonville les premiers liens de la reconnaissance. Les conseils de la prudence me prescrivirent de ne partir que sur la permission du monarque qui m'avait honoré de ses bienfaits.

Je l'obtins en ces termes :

« Je trouve assez naturel qu'éloigné si longtemps de votre «< patrie, vous usiez de la permission qu'on vous donne pour << aller retrouver votre famille et veiller quelque temps à « des intérêts trop négligés. Je vous accorde à cet effet un « congé d'un an. Les motifs qui vous méritèrent quelque « part à mes bienfaits vous assurent qu'ils ne vous seront « point retirés, et qu'à votre retour au terme fixé par vos « propres vœux, les mêmes marques d'intérêt vous atten« dent. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et « digne garde.

« Signé FRÉDÉRIC-GUILLAUME. >>

Une fantaisie, frivole sans doute à l'âge que j'avais pour lors atteint, fit que je ne profitai du congé flatteur qui m'était accordé que le 30 juin. Le jour arriva où, le cœur gros de soupirs et les yeux humides de larmes, je jetai mes derniers regards sur Berlin. Cité magnifique, dans ton sein l'industrie, les arts et les talents fleurissent, les vertus hospitalières sont en honneur, et la bienveillance habite. J'y ai coulé six années complètes dont le souvenir ne cessera pas une seule minute de m'ètre bien cher et bien précieux.

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