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nous surprit un peu. Une femme en sortit, et nous proposa d'entrer et de nous rafraichir. Nous refusâmes l'un et l'autre, mais nous acceptâmes des chaises qu'elle nous offrit devant sa porte. Là d'Avaray envoya chercher par Sayer son portefeuille, et commença à passer à l'encre les notes de notre voyage qu'il avait prises au crayon. Pendant ce temps deux femmes, dont l'une âgée et l'autre plus jeune, arrivèrent auprès du banc. La jeune s'y assit, et la vieille y ayant déposé un fardeau assez considérable qu'elle portait, se jeta plutôt qu'elle ne s'assit par terre, et parut près de se trouver mal. Nous lui demandâmes ce qu'elle avait; mais la maîtresse de l'auberge (car la maison en était une) nous dit que c'étaient deux Allemandes de Wurtzbourg qui faisaient ordinairement les commissions des officiers de la garnison de Namur. La jeune regardait l'autre avec l'air le plus touchant. Nous n'entendions pas ce qu'elle lui disait; mais le mot de maman. prononcé d'un son de voix doux comme une flûte, retentit à notre oreille, et plus encore à notre cœur. Nous engageàmes la maîtresse à lui donner du secours; elle lui offrit de la bière, mais elle demanda du brandevin. La maîtresse nous dit qu'elle n'en avait pas, et que la femme du maréchal, qui dans ce moment raccommodait notre voiture, et qui aurait pu en donner, était à l'église; mais heureusement il passa par-là des garçons du village, et elle en envoya un, qui s'offrit de la meilleure grâce du monde à aller chercher le brandevin. En attendant qu'il revînt, nous témoignâmes à la maîtresse notre étonnement de ce qu'il n'y avait pas seulement d'eau-de-vie dans sa maison. « Ah! Messieurs, nous << dit-elle, vous ne savez pas ce que nous avons souffert << dans ces derniers temps-ci; j'en suis encore estropiée, et « je m'en vais vous raconter comment cela m'est arrivé. Dans « le temps de la retraite des troupes, les soldats prenaient << tout ce qu'ils trouvaient pour leur nourriture, de sorte que « je suis restée deux jours sans manger ni boire. J'étais << anéantie de faiblesse, et, le dernier jour, j'eus le malheur << de tomber du haut en bas de mon escalier, et de me dé« mettre la hanche. Les patriotes arrivèrent le lendemain:

« mon mari se sauva; faible et blessée comme je l'étais, je <«< ne pus le suivre, et furieux de ce que nous avions reçu «<les bupes, ils prirent tous nos meubles et les jetèrent « dans le feu qu'ils allumèrent au milieu de la chambre; ils <« voulurent m'y jeter aussi. Ensuite is changèrent d'avis, <<< ils brisèrent ma pauvre béquille, me traînèrent par toute « la maison et dehors, et m'estropièrent comme vous le << voyez. » En disant cela, elle me fit tâter le haut de sa hanche, et je sentis qu'en effet l'os était déboîté à ne pouvoir être jamais remis. Dans ce moment, le garçon qu'elle avait envoyé revint avec un verre d'eau-de vie. On le présenta à la vieille, qui en but un peu et puis le donna à sa fille; celle-ci y mouilla un peu ses lèvres et le rendit à sa mère. Nous voulûmes payer le garçon, la maîtresse nous dit qu'elle lui avait donné douze sous. Nous voulions lui en donner davantage; mais il s'en alla si vite que nous ne songeâmes pas même à le rejoindre. Alors nous donnâmes un écu de six livres à la maîtresse, qui apporta à ces pauvres femmes du pain, du beurre et de la bière. La vieille ayant repris un peu ses forces se lève, vient se mettre à genoux devant nous et nous baiser les mains. Nous la relevons aussitôt; j'ôte mon chapeau, et lui montrant le ciel, je m'écrie: Gott, Gott? Aussitôt elle tire son chapelet, le serre contre son cœur et se met à prier Dieu. Cependant la maitresse à qui nous continuàmes de parler de ce qu'elle avait souffert, reprit la parole: « Ah! Messieurs, <«< c'est une cruelle chose que les révolutions; je ne souffre «< pas moins de celle de France que de celle de notre pays, « je suis bien en peine pour mes parents. Je suis née à From<«<baine, proche de Givet; je fais ce que je peux pour les <«< engager à quitter la ville, et je ne peux pas en venir à <«<bout; cela me rend encore plus malheureuse! Ah! Mes<«<sieurs, il n'y a que Dieu, son Roi et sa patrie. » D'Avaray avait déjà fondu en larmes à l'action de la vieille; j'étais ému, exalté de ce que disait la maîtresse. «Eh bien! ma bonne, lui dis-je, puisque vous pensez ainsi, priez donc « Dieu pour le Roi, il est peut-être dans le plus grand danger « de la vie; il a quitté Paris. Oh! mon Dieu! s'écria-t-elle,

« que me dites-vous là? Oui, s'écria d'Avaray, voilà son « frère, qui s'est sauvé en même temps que lui. Et voilà, « ajoutai-je, l'ami qui m'a sauvé. » Alors je me jetai dans ses bras, nos larmes se confondirent. Sayer, retiré dans un coin, essuyait ses yeux. La maîtresse, toute attendric, me disait : « Vous êtes le frère de mon roi! Ah! si j'osais vous << toucher!..... Faites mieux, ma bonne, embrassez-moi. >> La voiture etait raccommodée, je donnai un louis à la vieille, elle voulut encore me baiser la main, je l'embrassai, et nous partîmes.

Cet accident nous avait trop retardés pour que nous pussions espérer d'arriver à Bastogne, où nous avions compté coucher. En conséquence nous résolûmes de nous arrêter à Marche, et nous envoyâmes Sayer en avant pour nous faire préparer à souper à l'auberge de la poste, que le maître de poste d'Emptines, qui nous avait paru connaisseur en bonne chère, nous avait assuré être excellente. En arrivant à la ville, on nous conduisit à une maison de bonne apparence; nous nous réjouissions d'aller à une si bonne auberge, mais nous apprîmes bientôt que nous étions chez un ancien officier du régiment de Ligne qui avait voulu nous loger, parce que, malgré tout ce que le maître de poste d'Emptines nous avait dit, l'auberge de la poste ne valait rien du tout. Ce fut un cruel rabat-joie pour moi qui me méfie des repas d'amis. Je jetai un douloureux regard sur d'Avaray, dont je trouvai le visage tout aussi allongé que le mien. Notre chagrin augmenta quand notre hôte, qui venait de se relever (à neuf heures du soir), nous dit qu'il était désespéré de n'avoir pas été averti deux heures plus tôt, parce qu'il nous aurait donné des pigeons à la crapaudine, mais que ses pigeons étaient encore dans le pigeonnier, et ses poulets vivants; que cependant il avait envoyé à la poste chercher une gigue de mouton, et qu'il nous donnerait avec cela une salade et des œufs frais. Nous trouvâmes cet ordinaire un peu court; mais ce fut bien pis un moment après, quand sa cuisinière rentra furieuse contre la maîtresse de la poste, qui n'avait jamais voulu, disait-elle, lui prêter sa

gigue; il nous offrit à la place des côtelettes de veau que nous acceptâmes. Nous étions un peu en peine du vin, lorsque le hasard nous fit découvrir une lettre de voiture qui lui annonçait une pièce de vieux vin de Volnay, de première qualité. Cette découverte nous charma. Nous amenâmes la conversation sur le vin qu'il buvait ordinairement; il nous dit que c'était du vin de Bar; que comme la dernière vendange avait manqué dans ce pays-là, il s'était avisé de faire venir du vin de Bourgogne, qui lui était arrivé il y avait quinze jours; mais qu'on lui avait recommandé de le laisser reposer un mois avant de le mettre en perce. Pour le coup, nous nous crûmes dans une véritable auberge d'Espagne, et nous nous disions tristement que Marche en famine justifiait bien son nom. Mais, à notre très-grande et très-agréable surprise, le souper fut assez bon, et M. Donné (c'est le nom de notre hôte), qui se trouva lui-même d'une fort bonne conversation, eut la complaisance de mettre sur-le-champ en perce son vin de Volnay, qui était excellent.

Le lendemain, le duc de Laval, son second fils, et plu sieurs jeunes gens nous rejoignirent. M. de Falhouet, gentilhomme breton, m'offrit de courir en avant pour m'apporter plus vite des nouvelles s'il rencontrait quelque courrier. Je l'acceptai, nous partîmes; mais à peine nous avions fait deux lieues, que nous vimes revenir M. de Falhouet avec la triste nouvelle de l'attentat de Varennes.

Je pourrais terminer là ma relation: la mission de mon cher d'Avaray était remplie; le rôle que l'arrestation du Roi me faisait jouer semble plutôt être du ressort de l'histoire générale, que celui d'une relation particulière; cependant j'ai encore quelques souvenirs que je veux consigner ici; et ceux que le récit que je viens de faire d'événements qui ne regardent que moi, aura assez intéressés pour l'avoir lu jusqu'au bout, ne seront peut-être pas fâchés de les trouver.

La douleur que je ressentis est facile à se figurer. Je regrettai le succès de mon entreprise; j'eus un moment la pensée de rentrer en France et d'aller reprendre mes fers, pour partager ceux de mes malheureux parents; mais je réfléchis

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que, sans pouvoir les servir, je perdrais non-seulement moi, mais ce qui était bien plus cher pour moi, mon ami, mon libérateur, que rien n'aurait pu engager à me quitter. De son côté, comme s'il eût deviné ma pensée, il me dit tout de suite que si je croyais devoir retourner en France, il me conjurait de ne pas être arrêté par sa considération, et qu'il me suivrait partout sans inquiétude. Cette nouvelle preuve de sa courageuse amitié aurait suffi pour me décider quand je ne l'aurais pas été. J'ordonnai au postillon de nous ramener à Marche; en chemin nous retrouvâmes le duc de Laval, que je pris dans la voiture. Mes larmes, qui n'avaient pu couler dans le premier instant, étant venues me soulager, je réfléchis un peu plus froidement sur ce que j'avais à faire pour entamer la nouvelle carrière qui s'ouvrait devant moi. Arrivés à Marche, nous y fûmes joints par le fils de M. de Bouillé, qui nous apprit les détails de ce cruel événement qui renversait toutes nos espérances. J'étais bien disposé à aller d'abord me reposer à Bruxelles ; mais comme le chemin de Marche à Namur, qui est le plus court, passe très-près de la frontière, et qu'on disait qu'il y avait eu des actes d'hostilité commis, nous agitâmes un moment si nous ne passerions pas par Liége. Cependant, ayant fait la revue de nos armes, et ayant vu que nous avions seize coups de pistolet à tirer, ce qui était plus que suffisant contre un parti qui n'aurait pu être que peu nombreux, nous nous décidâmes à retourner à Namur en marchant en caravane. Je pris seulement la précaution d'envoyer M. de Bétizy, qui était un des jeunes gens dont j'ai parlé plus haut, au général de Moitelle, le prier de nous envoyer une escorte de hulans; M. de Bétizy fit tant de diligence, le général y mit tant de lonne volonté et les hulans tant de zèle, qu'ils nous joignirent à trois lieues de Namur; et nous arrivâmes dans cette ville sans autre accident que de casser encore une fois par la maladresse du postillon.

La joie que j'eus d'y retrouver Madame fut empoisonnée par l'idée de la position du reste de ma famille, et la comparaison que je fis malgré moi de son sort avec le nôtre.

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