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rien au monde ne m'aurait fait faire un pas de plus; mais je ne l'avais que trop, cette cruelle certitude; ainsi, de toutes façons, je me voyais l'assassin de celui que j'aimais d'amitié, avant de l'aimer de reconnaissance, et qui me donnait, en ce moment même, la preuve d'une amitié fidèle et courageuse. Quelques efforts que je fisse sur moi-même, mon âme ne se peignait que trop sur mon visage; il s'en aperçut, et oubliant ce qu'il souffrait, surmontant le trouble qui est propre aux accidents de cette espèce, il ne s'occupa plus qu'à me consoler, à me rassurer pour lui, en me disant que ce n'était rien, que cela ne venait que d'un peu d'échauffement, et qu'il sentait que cela allait se passer. Je n'écoutais plus ce qu'il me disait, je m'étais tourné vers Dieu, je le priais avec une ardeur que je n'aurais sûrement jamais eue en le priant pour moi; enfin, je n'ose pas croire que mes vœux aient été exaucés, mais ce qu'il y a de sûr, c'est que le crachement de sang s'arrêta et n'a plus reparu. Je peindrais bien mal ce que j'éprouvai au premier crachat entièrement blanc que je vis dans son mouchoir que j'examinais à chaque instant. Les cœurs froids et insensibles trouveront sans doute ces détails ignobles, peut-être même dégoûtants; mais ce n'est pas pour eux que j'écris, et les cœurs sensibles en jugeront

autrement.

En arrivant à la Capelle, nous demandâmes à foi et à serment, à la maîtresse de poste, si nous arriverions à Avesnes avant les portes fermées. Elle nous assura que nous pourrions non-seulement entrer, mais même sortir, ce qui nous fit grand plaisir, car nous étions bien assurés que nous n'avions que cet endroit à craindre. Bientôt j'entendis une dispute s'élever entre elle et Peronnet, qui descendait à chaque poste pour payer, et en voici le sujet : nous courions à trois chevaux que nous payions généreusement 30 sous. Elle prétendait (et en cela elle avait raison), que comme nous étions trois dans la voiture, nous devions payer quatre chevaux. Peronnet soutenait le contraire, et elle menaçait de nous donner quatre chevaux et deux postillons. Il nous parut plaisant de jouer un moment notre vie contre dix sous, car

il n'y a que cette différence entre trois chevaux à trente sous et quatre à vingt-cinq sous. D'Avaray lui dit que c'était parce que nous étions étrangers qu'elle nous traitait ainsi. « Non, « dit-elle, je serais en droit de vous en mettre six si je le « voulais.. Eh bien! lui répondis-je (certain par les rires << que tous les postillons à qui j'avais parlé avaient faits de « mon accent, qu'on me prenait pour un véritable Anglais), <<< mette six chevaux, je paye que cinq, » Elle se mit à rire. Alors, m'adressant très-sérieusement à Peronnet : M. Per« ron, lui dis-je, paye ce que Madame demande; il ne sera << pas dit que Michel Foster il ait une dispute avec une dame « pour l'intérêt. » Le ton que je prenais, le sérieux, les gestes, l'accent, enfin mille choses qu'on ne peut écrire, rendaient cette scène la plus plaisante du monde; mais nous n'avions garde de rire. Nous nous informâmes quel était le régiment en garnison à Avesnes. On nous dit que c'était celui de Vintimille. Cela déplut à d'Avaray, qui précisément avait donné à dîner, deux ans auparavant, aux officiers de ce régiment. Il fut convenu qu'il se tapirait le plus qu'il pourrait dans la voiture, et nous partîmes. En chemin, le soleil, qui n'avait pas paru de toute la journée, se fit voir assez pour m'obliger de lever la jalousie pour m'en garantir. Cette circonstance paraît peu importante; mais on verra bientôt les conséquences qu'elle eut.

On nous demanda, suivant l'usage, à la porte d'Avesnes nos noms, et si nous restions dans la ville: nous répondìmes que nous étions deux Anglais, et que nous passions notre chemin. Nous présentâmes nos passe-ports, qu'on ne regarda seulement pas, et nous arrivâmes à la poste; mais Sayer, qui était extrêmement las, et auquel tout le monde, et surtout un Anglais qui se trouva là par hasard, avait persuadé que c'était folie à nous d'aller plus loin, ne pouvant pas espérer d'entrer dans Maubeuge, s'était laissé aller à ces conseils, et n'avait pas commandé de chevaux. Nous en demandames aussitôt; mais il fallut les attendre un gros quartd'heure, placés entre la poste et le café militaire qui était rempli d'officiers. Heureusement la jalousie dont j'ai parlé

plus haut nous garantissait du côté du café, et les officiers eurent mème l'attention d'empècher plusieurs bourgeois de venir regarder dans la voiture; mais je n'en voyais pas moins tout ce que souffrait d'Avaray, partagé entre l'inquiétude que lui causait notre position, et la colere contre Sayer qui nous y avait mis: je tàchai à mon tour de le calmer, et j'en vins facilement à bout. Enfin nous partìmes, et dès que nous fûmes hors de la ville, nous chantàmes de bon cœur: « La victoire est à nous ! »

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Le postillon qui nous menait allait bon train, et paraissait être ce qu'on appelle un gaillard bien déterminé; mais nous remarquâmes avec un peu de peine qu'il regardait souvent derrière lui. Enfin il s'arrêta et nous demanda où nous voulions qu'il nous menât. « A la poste, lui dis-je. Bon, « me répondit-il, la poste est une mauvaise auberge; je vous « mènerai au Grand-Cerf, où vous serez bien. Mais, lui « dis-je, il n'est pas question d'ètre bien ou mal, nous ne << voulons pas coucher à Maubeuge. Et où voulez-vous donc «aller? me demanda-t-il. A Mons, répondis-je. - A Mons, reprit-il en riant, ah! vous n'y arriverez pas d'aujourd'hui. <«<- Et pourquoi? lui demandai-je à mon tour. Parce que « c'est tout au plus, me répondit-il, si on ouvre les portes pour « entrer, et qu'on ne vous les ouvrira sùrement pas pour res« sortir. —Mais, lui dis-je, que nous font les portes ouvertes «< ou fermées, puisque la poste n'est pas dans Maubeuge? «Elle y est depuis six mois, me répondit-il. ·

Comment, lui

« dis-je, cst-ce qu'il n'y a pas un chemin pour tourner la ville? (( Si fait, me répondit-il. Eh bien! mon ami, ajoutai

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«<je, comme nous sommes fort pressés, et que vos chevaux << sont bons, est-ce que vous ne pourriez pas nous faire << tourner la ville et doubler la poste? nous vous paierons bien. - Moi! s'écria-t-il, je ne le ferais pas pour toute chose au <<< monde. >>

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Ce peu de mots me fit voir toute l'horreur de notre situation; ne voyant plus aucune espérance, je ne songeai plus qu'à me résigner au sort que je ne prévoyais que trop. Mon sacrifice était aisé à faire; celui de d'Avaray seul me déchirait

l'âme. Mais lui, toujours aussi calme que s'il n'y avait pas eu le moindre danger, il prit la parole en mauvais français, mais avec une éloquence que je n'essayerai pas même d'imiter et il dit au postillon que nous étions extrêmement pressés d'arriver à Mons, parce que nous avions laissé sa sœur, qui était ma cousine, une fille charmante que nous aimions tous les deux de tout notre cœur, bien malade à Soissons; que le seul médecin en qui elle eût confiance était à Mons; que si nous perdions du temps pour le ramener, sa sœur était morte, et nous les plus malheureux du monde; enfin que s'il nous passait, il lui donnerait une guinée, deux guinées, trois guinées. Cette harangue, jointe à la promesse de trois guinées, produisit un effet merveilleux sur le postillon. Il réfléchit un moment; puis il nous dit : Eh bien! je vous passerai; cependant l'instant d'après il nous proposa, non pas d'entrer dans Maubeuge, mais d'en faire sortir les chevaux. Nous lui fimes sentir que cela serait aussi difficile; enfin il nous dit qu'il ne connaissait pas bien le chemin dans le faubourg, mais qu'il prendrait un guide; nous reprîmes Sayer dans la voiture, en faisant monter Peronnet à cheval, pour veiller sur le postillon, et nous repartimes.

Aussitôt que nous fûmes dans le faubourg, le postillon s'arrêta, descendit dans un bouchon pour se rafraîchir, et demanda un guide. Des femmes qui s'y trouvèrent et auxquelles il fit partager l'attendrissement que lui causait notre prétendue situation, lui dirent qu'il ne pouvait pas passer. « Pourquoi donc? demanda-t-il, est-ce que le Pont-Rouge « n'existe plus? - Si fait, répondit une des femmes, mais c'est « qu'on fait des travaux à la nouvelle Sambre; on dit qu'ils y << ont mis trois cents ouvriers, il y a des fossés dont vous ne << vous tirerez jamais. — Faites-moi seulement venir un guide, « c'est tout ce qu'il me faut. » La femme qui lui avait parlé, alla chercher son frère qui était précisément un des travailleurs; il offri de nous mener jusqu'au fossé, mais il confirma ce que sa sœur avait dit de l'impossibilité de le passer. « Quand ce serait le diable, s'écria le postillon, j'y passerai; << prenez une lanterne et conduisez-moi. » Ce colloque,

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comme on peut bien le croire, ne nous faisait aucun plaisir; mais la résolution que le postillon témoignait nous rassurait. Nous voilà donc à travers champs, à cent pas des remparts d'une ville de guerre, à peu près sûrs d'être arrêtés, s'il y avait une sentinelle qui vìt notre lanterne et qui sût son métier; nous nous serions volontiers abonnés qu'on nous tirât à mitraille du haut des remparts, à condition qu'on ne sortirait pas. Arrivés au fossé, je voulais le passer à pied; le postillon ne le voulut pas; il mit pied à terre, alla reconnaitre le fossé, trouva un endroit où, quoique profond, il n'était pas large, remonta à cheval et nous passa avec toute l'adresse imaginable; le guide nous conduisit encore tant que nous fûmes dans les champs, ne nous quitta qu'au grand chemin, et nous prîmes enfin celui de Mons avec la certitude absolue d'y arriver sans obstacle.

Avant de me livrer à ma joie, je remerciai Dieu du recouvrement de ma liberté; ensuite, je voulus m'en réjouir avec d'Avaray; comme nous n'étions pas encore hors de France, il voulut arrêter mes transports, à cause de Sayer qui ue me connaissait pas encore; mais ce dernier dormait profondément sur mon épaule, et d'Avaray lui-même était trop content pour ne pas se laisser entraîner par moi. Je commençai par me saisir de ma maudite cocarde tricolore, et lui adressant ces vers d'Armide:

Vains ornements d'une indigne mollesse, etc.

je l'arrachai de mon chapeau. (J'ai prié d'Avaray de la conserver soigneusement, comme Christophe Colomb voulut conserver ses chaînes.) Ensuite nous agitâmes ce que nous ferions en arrivant à Mons, que nous croyions encore place de guerre, et dont nous supposions que les portes seraient fermées. Nous arrêtâmes de tâcher de nous loger dans le faubourg; et si nous ne pouvions pas y trouver de gîte, il fut convenu que j'écrirais au commandant, en me nommant, pour lui demander les portes. Nous prévînmes aussi le cas où nous ne trouverions qu'un seul lit; je dis à d'Avaray que je le lui céderais, et qu'en qualité de plus fort, je passerais la nuit

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