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naient les victimes, et auxquels on ne laissa que le désespoir pour ressource; car, par un raffinement de cruauté inconcevable, on leur enleva dans ce premier moment la faculté de servir comme soldats, et il fut défendu aux corps autrichiens de les engager, dès que l'on s'aperçut qu'ils prenaient ce parti.

Qu'on se figure douze à quinze mille émigrés entassés presque tous dans la ville de Liége, placés entre la misère qui les empêchait de s'en aller et l'armée républicaine qui s'avançait, précédée de ce régime de terreur, de proscription, de ce décret de mort qui pesait en 1793 sur la classe fidèle. Tous ceux d'entre eux qui avaient quelques ressources, tous les gentilshommes qui avaient pu s'en procurer en vendant à vil prix leurs chevaux ou leurs armes, avaient fui sans autre but que celui de sauver leurs jours. Plusieurs, qui n'avaient pas l'àme assez fortement trempée pour envisager avec courage un avenir douloureux, cherchèrent dans la mort la fin de leur malheur. Le suicide ne fut plus un crime : il devint une consolation. On vit deux frères se précipiter dans la Meuse en s'embrassant.

Les routes de la Hollande, celles de la Prusse et de l'Allemagne, furent couvertes par la dispersion des émigrés. Nous avons vu des femmes marchant à pied avec leurs enfans, dans le mois de novembre, et n'ayant, pour exister, que l'aumône de l'aubergiste qui les abritait après une journée fatigante.

Les États prussiens furent interdits aux émigrés ; et comme on trouve des enclaves prussiennes sur la route de Liége en Hollande, qui fut la plus fréquentée, quand par malheur la fin de la journée de ces apôtres de la foi et de la royauté se terminait dans une de ces enclaves, le bourguemestre siguifiait « qu'on ne pouvait pas coucher sur les posses<«<sions du roi de Prusse. » Rien ne pouvait adoucir cet ordre sévère qui s'exécutait avec une ponctualité rigou

reuse.

Telle fut la fin de cette noble croisade; tel fut le prix de tant de sacrifices honorables!! Quel exemple pour l'Europe! les

héros de la fidélité réduits à l'abjection de la misère, et traités avec le dédain que méritent les coupables repoussés par la société ! Pour quelle cause et par qui? Si le gouvernement français eût été alors dirigé par des principes humains ou mème politiques, quelles ressources n'eût-il pas tirées de la position de ces Français déçus de tout ce prestige. qui les avait conduits hors de la France, et qui n'auraient eu pour asile qu'une patrie qui était l'objet de tous leurs vœux ? Plusieurs années après cette époque désastreuse, Napoléon a ouvert les portes de la France aux émigrés; et s'il n'eût pas adopté à leur égard une demi-mesure d'Etat, quelle unité, quelle force il eût donnée à son gouvernement! En dépit des philosophes niveleurs, c'est en effet quelque chose dans un État qu'une masse de gros tenanciers dont les noms sont identifiés avec la gloire et l'histoire de leur pays !!

Le printemps de 1793 ramena l'armée autrichienne dans les Pays-Bas, après la victoire d'Aldenhoven, de Nerwinde, et la levée du siége de Maëstricht.

Je ne suivrai pas l'armée autrichienne dans les succès qui la conduisirent jusqu'aux frontières de France. Je ne parlerai pas non plus du plan de Dumouriez de marcher sur Paris avec l'armée qu'il commandait, et qu'il croyait avoir à sa disposition. Quel était son projet? On l'ignorait alors: on sut seulement à l'armée autrichienne, que le général français devait livrer des places frontières. Les troupes qui devaient y tenir garnison furent désignées. On vit arriver quatre commissaires du gouvernemert français, que Dumouriez avait fait arrêter; et, peu de temps après, Dumouriez lui-même sortit de France, ayant eu beaucoup de peine à s'évader. Il fut suivi par quinze cents officiers ou soldats de son armée. Ces nouveaux émigrés furent accueillis par les anciens comme des frères d'armes, et ils formèrent un corps qui a servi comme servent tous les Français, avec distinction.

Je reçus devant Valenciennes l'avis que le marquis de Saint-Simon, grand d'Espagne de première classe, m'avait désigné pour commander une compagnie de cavalerie dans

la légion dont il avait obtenu la formation de S. M. C. Je quittai l'armée autrichienne, et me rendis en Angleterre pour passer en Espagne.

Après trois semaines de séjour à Londres, je m'embarquai sur un bâtiment faisant partie d'un convoi rassemblé à Portsmouth, qui réunissait les expéditions pour la Méditerranée, les côtes de Portugal, d'Espagne et les îles Antilles. Plus de deux cents navires composaient ce convoi, escorté par un vaisseau de cinquante, le Diadem, commodore Sunderland, et la frégate l'Active, prise française, capitaine Neagle.

Je ne dois pas omettre l'aimable et honorable accueil que je reçus du général Clyde, commandant à Portsmouth, auquel j'avais été recommandé par le vicomte de Gand. Il m'invita plusieurs fois à dìner, et me témoigna tous les égards qu'il se plaisait à' rendre à l'infortune et à l'honneur.

J'étais embarqué sur un brick irlandais chargé de blé pour Lisbonne. Le chevalier de Saint-Simon était aussi passager à bord du même navire. Nous restâmes près de quinze jours en rade, attendant le départ : nous avions eu plusieurs fois à nous plaindre du capitaine, tant sous le rapport de ses procédés à notre égard, que sous celui de l'opinion qu'il manifestait. Nous savions qu'une escadre française attendait le départ du convoi; et nos inquiétudes redoublaient en nous voyant sous une aussi faible escorte, et avec un capitaine dont nous pouvions suspecter les intentions. Le commodore Sunderland n'avait pas détruit les craintes que nous avions, en nous disant que souvent les capitaines étaient vendus à l'ennemi et se laissaient prendre, quelque surveillance qu'on exerçât sur leur bâtiment. Il nous conseillait de changer de navire: nous nous en occupions lorsque, les vents devenant favorables, on put présager un prompt départ. Il s'effectua le lendemain que les vents parurent fixés ; il fallut se résigner aux événements.

Contrariés par les vents de sud-ouest, qui règnent assez ordinairement dans la Manche pendant les équinoxes (et nous étions dans le mois de septembre), le convoi ne naviguait qu'en courant des bordées. Nous étions depuis dix

jours à la mer, et n'avions gagné que la hauteur de Weymouth. Ce même jour la mer était très-houleuse, et une brume épaisse nous dérobait la vue du convoi. Toujours malade à la mer, et souffrant à l'excès, j'étais couché sur le pont. Je remarquais que le capitaine, sa longue-vue à la main, regardait de temps à autre vers les côtes de France, et se promenait avec l'expression de l'inquiétude. Je lui demandai ce qui l'occupait, et il n'avait pas l'air de m'entendre. Enfin d'un air d'humeur, il me dit brusquement et laconiquement: « French frigate (frégate française). » Au mois de septembre 1793! la guerre à mort! émigré et sur un vaisseau anglais ! Le mal de mer disparaît; je me trouve sur mes deux jambes ferme comme le marin le plus expérimenté. Je prends la longue-vue des mains du capitaine, et j'aperçois à l'horizon une grosse frégate qui s'avançait à toutes voiles sur le convoi que nous découvrîmes dans une éclaircie, à trois milles sous le vent du bâtiment que je montais et qui se trouvait isolé. Notre position n'était pas rassurante; le capitaine força de voiles en faisant signal d'ennemi, et tirant le canon d'alarme. Nous eûmes la satisfaction de voir, le convoi mettre en panne; mais la frégate gagnait sur nous; bientôt elle fut assez près pour que nous pussions distinguer les manœuvres et voir les hommes à bord, sans le secours de la lunette. Je laisse au lecteur à juger les réflexions que nous faisions, le chevalier de Saint-Simon et moi; je puis assurer seulement, et l'on me croira sans peine, qu'elles n'étaient pas d'une nature gaie. Nous attendions le coup de canon qui nous forcerait d'amener. La frégate nous avait dépassés et était en position de nous enlcver en vue du convoi, sans pouvoir être secourus des vaisseaux d'escorte qui étaient sous notre vent, lorsqu'à notre très-grande satisfaction nous la vimes virer de bord, et cingler vers la côte de France. Nous forçàmes toujours de voiles cependant, pour nous rallier au convoi que nous atteignimes. Le capitaine passa à la poupe du Diadem, rendit compte, et aussitôt le signal fut donné de gagner terre Nous entrâmes dans la même journée en rade de Wey

mouth, et le Diadem mit au large pour chercher la frégate. On présuma qu'elle avait l'ordre de reconnaître le convoi, et d'en avertir de suite l'escadre française qui vellait sa sortie.

Cet événement nous rappela, au chevalier de Saint-Simon et à moi, le conseil que nous avait donné le commodore Sunderland : nous débarquâmes, et nous nous rendimes par terre à Falmouth, pour prendre le paquebot de correspondance qui débarque à la Corogne.

En nous débarquant, le capitaine n'avait pas voulu nous rendre l'argent de notre passage. La bourse d'un émigré n'était pas très-garnie en 1793; la mienne était tellement réduite que, sur la somme de quinze guinées que m'avait prêtées à Londres le duc d'Harcourt, mon oncle, il m'en restait deux pour traverser l'Angleterre et gagner l'Espagne. Mais la jeunesse est confiante, et c'est cette confiance qui lui assure presque toujours des succès. Je comptai sur la Providence et montai dans un stage (diligence) avec la même tranquillité que si j'avais eu mille guinées à ma disposition. Un peu d'inquiétude s'empara cependant de moi, lorsque j'entrai dans Falmouth. La nourriture en route avait absorbé mes finances: il ne me restait que trois schellings; il fallait payer la voiture, et je ne connaissais personne à Falmouth.

Descendu à l'auberge, je demandai s'il y avait un consul espagnol. Sur l'affirmative, je conçus, non-seulement l'espoir d'un changement de position, j'en considérai l'amélioration comme assurée. Je me fis donc conduire chez M. Fox, consul espagnol, qui est de la secte des quakers. Je l'abordai avec franchise, lui exposai le motif qui m'appelait en Espagne, lui fis voir la lettre du marquis de Saint-Simon à ce sujet, et lui dis que je présumais que mon père, qui était à Madrid, réclamant le paiement d'une créance considérable sur les dettes de Philippe V, m'avait envoyé des lettres de crédit dans les différents ports où je pouvais aborder en Espagne. Je lui demandai l'avance de fonds nécessaires pour ma traversée, pour payer mon arrivée à Falmouth, et le séjour

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