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Le prince n'est guère plus heureux avec les Anglais qu'avec les Français; on le regarde comme ayant déserté son parti, ce qui est dans ce pays-ci un crime capital, et dont on lui sait extrêmement mauvais gré; il se borne donc à la société de son ami, le prince de Galles, à quelques complaisans et à madame de ***. Il ne me paraît pas, cependant, désirer du tout de retourner en France. Je vous assure que je veillerai de près ses démarches, et qu'il ne sortira pas sans que vous en soyez prévenu.

Il me reste, mon cher marquis, à vous témoigner toute ma reconnaissance de l'intérêt que je sais que vous avez bien voulu prendre à moi et aux miens dans diverses occasions, et à vous assurer que personne au monde ne vous est plus dévoué, et ne désire davantage vous convaincre de son très-tendre et bien sincère attachement.

INSTRUCTION POUR M. DE BOINVILLE,

MON AIDE-DE-CAMP.

M. de Boinville s'empressera de faire connaissance avec le marquis de la Luzerne, et de lui communiquer tout ce qui pourra l'intéresser, en lui demandant ses conseils et ses secours dans toutes les occasions.

Il est intéressant que je sois instruit par toutes les postes et dans les circonstances, exigeant promptitude et secret, par des courriers particuliers, des projets aristocratiques et orléanistes. M. de Boinville éclaircira le soupçon que j'ai d'une réunion entre les deux partis par l'entremise de M. de Calonne.

Dans le cas où M. le duc d'Orléans reviendrait en France, M. de Boinville ira le trouver, et lui dira: « Monseigneur, vous » m'avez vu aide-de-camp de M. de Lafayette, je suis ici par ses » ordres; il est inutile d'entrer dans le détail des circonstances >> qui vous ont divisės; M. de Lafayette croit qu'il ne convient >> ni à vous, ni à lui, que vous retourniez à Paris avant la fin de >> la révolution; et comme vous ne pouvez y être que son ennemi, » il doit franchement vous le déclarer, et vous dire, Monseigneur,

> qu'à l'instant de votre débarquement, il vous regarde comme tel, et que, si vous arrivez à Paris, son intention est de se battre le lendemain matin avec vous, et de s'en justifier le » même jour à la barre de l'assemblée nationale. » Cette déclaration ne doit être faite au prince que la veille de son départ, ou même le matin s'il part dans la soirée.

M. de Boinville, sans se mêler directement des subsistances, prendra toutes les informations nécessaires à cet égard, prêtera toute l'assistance qui dépendra de lui, me donnera tous les moyens de prouver que c'est au roi et à l'Hôtel-de-Ville que le peuple doit les mesures qui ont été prises. L'objet des subsistances sera toujours un article de sa correspondance.

Je m'en rapporte d'ailleurs à M. de Boinville pour toutes les informations qu'il croira utiles à la révolution. Londres est un foyer d'aristocratie française; il y a de grandes connaissances à tirer de ce côté, et comme M. de Boinville en fera son occupation unique, je ne doute pas qu'il ne me donne des avis trèsutiles.

DE M. DE LA LUZERNE AU GÉNÉRAL LAFAYETTE.

M. de Boinville m'a communiqué, mon cher marquis, les instructions que vous lui avez données lors de son départ de Paris. J'y ai assurément bien reconnu la sagesse et la prudence qui vous ont fait triompher, toute votre vie, des entreprises les plus épineuses. Le parti que vous avez pris est extrêmement noble, loyal et décisif. J'espère que vous ne serez, cependant, pas obligé d'en venir aux dernières extrémités. Ce charmant prince est aussi prudent que conséquent, et je crois que, toute réflexion faite, il restera tout l'hiver avec sa chère Agnès. Je sais plusieurs dispositions intérieures qui me font au moins croire qu'il ne songe pas à s'éloigner de Londres : cependant, je sens combien il est nécessaire de le veiller, et je vous assure que M. de Boinville et moi, nous ne nous endormirons pas, et que vous connaîtrez au moins une grande partie de ses démarches. Il s'oc

cupe dans ce moment à faire un emprunt de cinq millions; il donne pour prétexte qu'il est obligé de rembourser cette somme à sa sœur pour les reprises sur la succession de son père. On s'occupe des moyens de lui faciliter cet emprunt, et M. de Montmorin, à qui j'écris une lettre par ce même courrier, vous dira les détails.

Adieu, mon cher marquis, votre temps est trop précieux pour vous le faire perdre. Croyez que je suis et serai très-occupé des choses qui vous intéressent, et que le tendre et inviolable attachement que je vous ai voué, ne finira qu'avec ma vie.

La remarque de Liancourt ne m'étonne pas: depuis quelques jours il est en pourparler avec M. l'évêque d'Autun et Mirabeau pour changer le ministère où ils conserveraient M. de SaintPriest et l'archevêque de Bordeaux. Mirabeau renonce à y entrer pourvu qu'il y influe, et lorsque M. Necker sera ébranlé, on doit me présenter ce plan en me pressant d'y concourir. J'imagine que c'est pour me pressentir qu'on a parlé devant vous, au reste, ne voyant intimement aucun parti à l'assemblée, je dois y perdre toute influence.

Vous savez que j'avais conseillé aux ministres quelques mesures sur la Corse; ils ont voulu se soustraire à mon despotisme. L'assemblée s'en est mêlée pour eux et malgré eux (1). Bonsoir, à demain dix heures.

P. S. Soyez tranquille sur les gardes-du-corps.

(1) A la séance du 30 novembre, l'Assemblée décréta que l'île de Corse ferait partie intégrante de l'empire français; que ses habitans seraient régis par la même constitution que tous les autres Français; que les Corses expatriés par l'effet et les suites de la conquête de l'île, auraient la faculté de rentrer dans leur pays pour y exercer tous les droits de bons citoyens.

AU GÉNÉRAL PAOLI

Paris, 11 décembre 1789.

MONSIEUR,

La lettre dont vous m'honorez m'est d'autant plus précieuse que personne ne vous a plus que moi rendu cet hommage d'admiration et d'intérêt que tout ami de la liberté vous doit. Il m'est doux de vous l'offrir, Monsieur, au moment où les représentans de la nation, réparant des torts ministériels, viennent d'exprimer les vrais sentimens des Français pour le général Paoli, et où tous mes compatriotes attendent impatiemment l'époque où ils pourront connaître celui qu'ils n'ont cessé d'estimer, et qu'ils aiment aujourd'hui comme ils savent apprécier la liberté.

Je n'entrerai pas ici dans le détail des affaires corses dont j'ai en l'honneur de causer avec messieurs les députés et monsieur votre secrétaire. L'union de nos deux pays, qui déjà n'en font plus qu'un, est fondée sur le contrat social bien entendu, et sera maintenue par la volonté d'un peuple libre, ce qui assure à jamais notre bonheur commun sur les bases d'une constitution qui, en cherchant à combiner les droits et les intérêts de tous, n'a épargné aucun abus particulier, ni aucun préjugé nuisible.

Cette lettre vous sera remise par M. de Chabot, mon aide-decamp, que j'ai chargé de vous exprimer tous les sentimens que mon cœur vous a voués depuis longtemps. Cet attachement pour vous est un des tributs de mes premières années à la cause de la liberté ; je serai bien heureux de le renouveler dans vos mains, lorsque vous viendrez recevoir les applaudissemens du peuple français, et jouir comme compatriote d'une représentation qui ne peut être indifférente à aucun ami de l'humanité.

Agréez, Monsieur, l'hommage du respectueux attachement, etc.

SUR LES PAPIERS DE L'ARMOIRE DE FER (1).

Les pièces contresignées Roland et Carra furent trouvées dans l'armoire de fer des Tuileries et classées par les deux commissaires girondins (2), qu'on accuse d'avoir soustrait en même temps certains papiers qui auraient compromis leurs amis. J'ai fait copier aux archives nationales la portion de cette collection qui me regarde, comme ayant dû, entre la malveillance de la cour et la malveillance du parti qui m'a fait proscrire, offrir le maximum de mes trahisons politiques.

Il est essentiel d'observer que ces pièces passèrent assez longtemps chez le ministre Roland, pour que lui et ses amis pussent en soustraire tout ce qui les compromettait et nommément les correspondances dont le peintre Bose avait été un entremetteur. Cela explique le silence absolu sur toutes ces intrigues. Il paraît même qu'on a eu pour Danton l'égard de soustraire aussi, tout ce qui avait rapport à sa corruption actuellement bien avérée, et comme on sait que d'autres jacobins avaient été ou étaient encore dans le même cas, il est clair que la revue secrète qui fut faite chez Roland avant de livrer les pièces à l'inspection des commissaires, fut utile à plusieurs hommes du moment. Il n'en est pas de même de celles qui pouvaient nuire à Lafayette et à ses amis. Je sais bien qu'on pourrait demander aussi où sont les pièces de la correspondance secrète du comité autrichien et de celle de Mirabeau. - Quand à celle-ci, sa liaison à cette époque étant avec Condorcet, qui au 10 août était intimement lié avec Roland, l'explication serait facile. Mais on sait que beaucoup

(1) Cette note du général Lafayette est en tête d'un recueil de ses lettres trouvées dans l'armoire de fer et placées d'après leur date, dans la correspondance générale que nous publions; elle précède immédiatement un premier Mémoire adressé au roi.

(2) Il paraît que le ministre Roland alla seul enlever les papiers de l'armoire de fer; cependant on voit au bas la signature de Carra, autre girondin, qui vraisemblablement fut nommé par la Convention pour en recevoir le dépôt. (Note du général Lafayette.)

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