Page images
PDF
EPUB

Il n'est pas inutile d'observer que le lendemain, sur des observations envoyées au comité de constitution par quelques citoyens distingués, nommément par M. de Condorcet, ce comité s'était proposé de présenter à l'assemblée certains détails du décret, rendant, par exemple, commune à tous, la faculté de prendre des armoiries et autres emblèmes qui ne seraient plus une propriété de famille, rédaction qui paraissait plus conforme aux principes de la liberté; mais dans le conseil du roi, sur les instances du garde-des-sceaux, et malgré M. Necker, il fut décidé d'envoyer sur-le-champ la sanction, dans la crainte d'un perfectionnement qui aurait pu adoucir le mauvais effet du décret dans la classe nobiliaire. Ce système de pessimisme se retrouve partout (1).

(1) Mirabeau, qui avait pris le contrepied de la doctrine de Lafayette sur l'état politique à donner aux princes du sang, fit changer les premières dispositions du décret qui les concernait. Ce fut en l'absence de Lafayette qu'on revint sur la décision obtenue le 19 juin, et à cette occasion, il y eut une conversation assez plaisante entre Mirabeau et le duc d'Orléans. Celui-ci voulait que les princes du sang fussent considérés comme de simples citoyens, et argumentait contre Mirabeau, qui lui disait : « Vous avez beau faire, vous n'êtes, vous ne pouvez être, vous ne serez jamais des privilégiés. » — Mais, demandait le duc d'Orléans, n'y aurait-il pas un milieu à tenir entre ces opinions extrêmes?... » Pardonnez-moi, répliqua Mirabeau, c'est de vous prendre à mesure que vous venez au monde et de vous étrangler comme des louveteaux.» (Note trouvée dans les papiers du général Lafayette.)

DEPUIS

LE 5 OCTOBRE 1789, JUSQU'AU 14 JUILLET 1790.

Ce mardi... (1)

Vous avez dû recevoir de mes nouvelles par madame de Lafayette. Tout a mieux tourné qu'on ne pouvait s'en douter; l'accord des troupes a empêché l'action que je craignais. Notre armée, avant d'arriver à Versailles, a juré fidélité au roi en dépit des cabales. Le roi et la reine ont été fort bien. Je n'ai vu que le roi, à qui je crois avoir aujourd'hui rendu service; d'ailleurs la sanction de la constitution et l'adoption de notre cocarde plairont beaucoup. Bonjour.

AU GÉNÉRAL LAFAYETTE (2).

Vous avez dû voir Mirabeau ce soir, mon cher ami, ainsi que Maubourg; le premier était extrêmement fàché contre vous, prêt à prendre les plus grands partis, et ne croyant à aucune des promesses qu'on se prépare à lui faire. J'ai fait mon possible pour lui persuader qu'il pourrait encore se rallier à notre parti. Je ne sais si vous l'aurez persuadé, mais ne vous flattez pas légèrement là-dessus. Maubourg a dû vous dire la même chose que ce

(1) Nuit du 5 au 6 octobre.

(2) Cette lettre, d'un ami commun du général Lafayette et de Mirabeau est relative au projet de renouvellement du ministère dont on s'occupa dans une première conférence à Passy, peu de jours après le 6 octobre. Voy. la page 96 de ce volume.

que je vous écris. Le départ de M. le duc d'Orléans fera un grand effet ici et dans Paris; il faut s'y attendre et s'y préparer. J'ai pensé au moyen de former encore mieux vos emplois politiques, par exemple d'envoyer Rabaut à Genève, de rappeler M. de Bombelles et d'y mettre M. d'Éterno, d'envoyer Sémonville à Ratisbonne, etc., pour y intriguer. Tout cela, vous le voyez, mon cher ami, tient à deux choses que M. de Montmorin soit dès à présent gouverneur, sans qu'il soit nécessaire que le Dauphin passe dans ses mains, et que M. le garde-des sceaux soit renvoyé. A l'égard de celui-ci, on peut lui faire peur tellement de l'Assemblée et du public, qu'il accepte avec reconnaissance une ambassade. Le roi écrirait à M. Necker, pour le forcer à rester, sous peine d'être regardé comme ayant abandonné lâchement la chose publique. M. Necker ne pourra pas se plaindre publiquement d'être mal secondé, lorsqu'on lui donnera M. de Malesherbes pour garde-des-sceaux.

Vous voyez, mon cher ami, à quelle petite difficulté tient à présent la révolution. Si vous avez un autre ministère que le nôtre, si la révolution manque, nous sommes esclaves après des flots de sang, nous autres déshonorės, et vous rebelle, pendu, sans gloire, sans honneur, et presque sans talens. Si vous réussissez, car on juge malheureusement par l'événement, nous sommes libres comme Français, honorés comme vos amis; et vous, le premier homme du monde et du siècle; et vous vous assurez la plus belle et la plus heureuse vieillesse dont il vous sera permis de jouir à quarante ans, si vous voulez. Enfin, général, le Rubicon est passé; je vous l'ai dit, en renvoyant le duc d'Orléans, vous êtes forcé d'être populaire à l'excès, et surtout trèsfort pour le gouvernement, car bientôt vous en aurez besoin, malgré votre présence au conseil. Voilà le moment de la crise; l'arrivée de l'assemblée à Paris, le voyage d'Angleterre va jeter une incertitude, un trouble dans les esprits qu'il faut fixer par un grand coup. Pour vous, général, ne pensez pas à être inspeoteur, cela est impossible; soyez commandant-général; c'est le titre le plus modeste, mais il est nécessaire. Adieu, je vous embrasse. A 7 heures demain.

Nous sommes convenus (1) de laisser le ministère tel qu'il est, excepté son attaque à M. de Saint-Priest dont je n'ai pu le faire désister. Je n'entrerai pas au conseil; je ne serai point généralissime; il ne veut que la perspective d'être ministre dans le cas où le renouvellement total du ministère deviendrait nécessaire par les circonstances. Il abandonne M. le duc d'Orléans à sa turpitude et m'a dit sur Duport, Lameth et Barnave, des choses qui m'ont bien frappé; j'attends les preuves.

Il est un peu dur de changer un souper avec vous contre une révolte. Les cocardes noires ont été bientôt suivies d'un mouvement populaire, il a fallu prendre les armes, garder l'Hôtel-deVille. On cherche à nous affamer et nous sommes dans un nuage un peu noir.

Il est simple que dans ce moment tous ceux qui ont de la bienveillance pour moi ou qui souhaitent se placer près de l'endroit où je serai, s'occupent de mon sort futur; d'autres le font par amour pour la chose publique. Les uns voulaient que je fusse connétable, d'autres généralissime; les ministres m'ont proposé le bâton de maréchal de France. Alexandre (2), organe, je crois, de M. de Latour-du-Pin, parlait de l'armée de Flandre qui au fond me conviendrait fort, quand tout sera calmé, parce que

(1) Évidemment le général Lafayette désigne ici Mirabeau, qui attaqua en effet M. de Saint-Priest dans la séance du 10 octobre, pour un propos que ce dernier était accusé d'avoir tenu le 5 octobre et qu'il désavoua. Cette lettre est donc postérieure aux événemens des 5 et 6, quoique les principales émeutes causées par les cocardes noires arborées par les aristocrates, soient du 3 et du 4. (2) M. Alexandre de Lameth.

« PreviousContinue »