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de cette époque, fourmille d'allusions aux principaux traits de cette ancienne Vie, comme, par exemple, le titre qu'on donne à saint Martial d'apôtre et de disciple de Notre-Seigneur (1); au xe siècle, un archevêque de Bordeaux dit que c'est la tradition transmise par les anciens pères. Et, au commencement du siècle suivant, que voit-on dans les discussions solennelles qui ont lieu, dans plusieurs conciles, sur la question de l'apostolat? Les évêques et les abbés des diverses provinces puisent dans le faux Aurélien les divers faits qu'ils allèguent touchant la vie de saint Martial; l'évêque Jourdain lui-même, dans la lettre qu'il adresse au pape Benoît VIII contre l'apostolat, reconnaît la vérité des récits de cette légende; le pape Jean XIX la cite comme une autorité; et le célèbre Adémar, ayant à la défendre contre les assertions critiques de Benoît de Cluse, lui disait : « Au milieu d'un si grand nombre de personnages éminents, qui ont toujours conservé la Gaule et l'Église de Limoges pures et intactes. de toute hérésie, quel démon aurait osé et aurait pu écrire un si grand mensonge? Et, si ce mensonge (ce qu'à Dieu ne plaise!) eût été écrit, jamais aucun catholique n'eût reçu cette Vie, et aujourd'hui il n'en serait plus question; mais nos pères catholiques l'ont reçue comme l'expression de la vérité, et, pour moi, j'y crois comme aux quatre Évangiles (2). »

Pourquoi donc l'antiquité a-t-elle cru avec une foi si ferme à la légende du faux Aurélien? Parce qu'elle y trouvait le recueil de ses traditions sur saint Martial. Sans doute ces traditions y sont enregistrées avec ces couleurs naïves qu'ont toujours les récits des vieux âges; sans doute ces récits, en passant de bouche en bouche, avaient dù s'altérer quant aux détails secondaires, et subir cet alliage étranger que le torrent des siècles mêle toujours aux faits traditionnels; mais cet alliage nécessaire de détails inexacts n'allait pas

Du

(1) Combien de personnages, disait Adémar, ont chanté avant nous le répons suivant, etc. (dans lequel saint Martial est dit associé au collége des apôtres)! temps même de Charlemagne, l'abbé de Tulle donnait à saint Martial le titre d'apôtre qu'on trouve dans cette légende. (Cf. Adémar, Patrolog., T. CXLII, col. 403, etc. Concil. Lemovic: Patrolog., T. CXLI, col. 4359.)

(2) Inter tot ac tantos catholicos viros quibus semper Gallia semper perstitit, et maxime Ecclesia Lemovicensis, semper intacta ab omni hærese perduravit, quis diabolus esset ausus et voluisset aliquo modo tantum mendacium scribere ? Si mendacium, quod absit, scriptum esset, a nemine catholicorum receptum esset, et hodie super terram nullatenus audiretur.... Hanc vitam et patres nostri catholici in veritate receperunt, et ego sicut sancta quatuor Evangelia ita cam credo firmiter. (Patrolog., T. CXLI, col. 96.)

jusqu'à attaquer la substance des choses: le gros des faits, moins susceptible d'altérations, s'y était conservé dans toute son intégrité.

Et, chose remarquable! Grégoire de Tours, ce pontife éminent dont la renommée remplit les Gaules au vr siècle, Grégoire de Tours, cet illustre rejeton d'une famille patricienne, dont la position, le talent, la réputation, l'autorité, auraient dú écraser et réduire au néant l'auteur pseudonyme de la légende de saint Martial, Grégoire de Tours écrit sa conjecture sur ce saint évêque sans que personne, en Limousin et en Aquitaine, y fasse attention; personne n'adopte cette opinion particulière; personne ne la suit; personne ne la croit; et, dans les conciles de Limoges, de Bourges, de Poitiers, etc., cette opinion est tellement inconnue que les adversaires de l'apostolat, qui auraient trouvé là un argument si formidable, ne font pas même à Grégoire de Tours l'honneur de le citer.

Ce n'est qu'au commencement du xire siècle que Pierre-le-Scolastique (1) s'aperçoit que Grégoire de Tours a retardé l'époque de la mission de saint Martial, et alors il lui adresse cette virulente apostrophe: « Et toi, ô Grégoire, pourquoi donc as-tu écrit que Martial avait été envoyé par les pontifes de Rome? — Dis, quels sont les pontifes qui nous l'ont envoyé? Tu n'as trouvé cela dans aucun livre; tu ne l'as lu dans aucune page en mêlant son nom avec d'autres qui sont venus bien plus tard, tu entraînes dans l'erreur plusieurs ignorants qui te suivent. Dans le temps où tu fais venir parmi nous notre apôtre, il régnait avec le Seigneur dans le palais radieux du ciel :

Tu quoque, Gregori, Romanis ut quid in urbem
Missum præsulibus Martialem perhibebas ?
Qui sunt pontifices huc qui misere patronum?
Pagina nulla tibi, nullus pandit liber ipsi.

Dum tamen huic jungis longo post tempore missos,

Involvis plures erroribus ista sequentes....
Tempore quo nostrum perhibes venisse patronum,
Cum Domino celsa cœli regnabat in aula (2) ».

(1) Dom Rivet, dans l'Histoire littéraire de la France (T. VIII, p. 713), pense que Pierre-le-Scolastique vivait à la fin du xie siècle (1099); Nadaud et le P. Bonaventure croient au contraire que Pierre-le-Scolastique vivait un siècle plus tôt, à la fin du xo siècle, vers l'an 994; nous sommes d'avis que cet écrivain ne florissait qu'au commencement du x1° siècle, puisqu'il parle de l'épître de saint Martial aux Bordelais (ap. BONAV., T. II; p. 442), qui ne fut découverte qu'à cette époque. Du reste le manuscrit où se trouvait son poème sur saint Martial était du x (RIVET, T. VIII, p. 713.)

(2) PETRUS SCOLAST., L. VI poemat., cap. VI, ap. BONAV., T. I, p. 256 et 136.

siècle.

Pourquoi donc cette différence faite, par l'antiquité, entre l'opinion de Grégoire de Tours et le récit du faux Aurélien? C'est parce que l'opinion du premier n'avait aucun appui dans les idées traditionnelles et dans les souvenirs populaires, et que la légende d'Aurélien en était la fidèle expression. Or, comme le disait M. Mercurelli, l'a– vocat romain qui a plaidé devant la congrégation des Rites la cause de l'apostolat de saint Martial, « les faits anciens ne dépendent pas des narrations récentes; les faits donnent aux récits de l'autorité ou du discrédit, selon que ces récits sont contraires ou conformes à la vérité ».

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Mais, dira-t-on, peut-on faire foi sur une tradition qui n'a été recueillie qu'après quatre ou cinq siècles? A ce compte, Grégoire de Tours, que nous avons montré postérieur à la légende d'Aurélien, aurait encore moins d'autorité. D'ailleurs il est très-vraisemblable que la légende de saint Martial, véritablement écrite par son successeur saint Aurélien, et enlevée par les barbares au commencement du ve siècle, avait donné aux traditions une certaine fixité or il y avait à peine un siècle qu'elle était perdue quand la légende actuelle fut rédigée d'après les souvenirs plus ou moins précis qu'on avait de l'ancienne Vie.

OBJECTION.

2o Sulpice-Sévère.

Sulpice-Sévère, qui écrivait au commencement du v siècle, parlant de la cinquième persécution, qui eut lieu sous MarcAurèle, l'an 177, dit que « ce fut alors qu'on vit pour la première fois des martyres (martyria) dans les Gaules: la religion chrétienne, ajoute-t-il, ayant été reçue plus tard au-delà des Alpes (4) ». Or ce passage semble contredire et la prédication de saint Martial au premier siècle et le martyre de sainte Valérie, qui se rattache si intimement à la prédication de saint Martial (2).

REPONSE. Sulpice-Sévère ne dit pas que la religion chrétienne fut préchée plus tard au-delà des Alpes : il dit seulement qu'elle y fut reçue et embrassée plus tard, soit parce qu'elle y fit peu de progrès

(1) Post Adrianum, Antonino pio imperante, pax Ecclesiis fuit. Sub Aurelio deinde, Antonini filio, persecutio quinta agitata ac tum primum intra Gallias martyria visa, serius trans Alpes Dei religione suscepta. (Histor. sacra, L. II, c. 32: Patrolog., T. XX, col. 447.)

(2) Cette objection a été présentée par Descordes (Acta SS., T. V junii, p. 543) Bellarmin (de Scriptoribus ecclesiasticis, ad ann. 71), etc.

dans les commencements, soit parce que ces progrès furent pcu remarquables relativement à ceux que le Christianisme avait faits en Orient et dans l'Italie. Or, que la religion ait fait peu de progrès dans les Gaules jusqu'à l'époque mentionnée par Sulpice-Sévère, et même pendant les trois premiers siècles, cela s'explique parfaitement. D'abord l'attachement bien connu des Gaulois aux superstitions de l'idolâtrie, surtout dans les campagnes, qui restèrent long-temps païennes (1); ensuite les rigueurs des persécutions, qui amenèrent dans plusieurs villes l'extinction ou du moins l'interruption du sacerdoce, mirent un double obstacle à la propagation universelle de la foi et à l'établissement rapide du Christianisme. Dans la lettre à sainte Radegonde que nous avons citée ailleurs, les sept évêques des Gaules qui l'ont écrite reconnaissaient également et la prédication de l'Evangile dès la naissance de la religion, et le peu de progrès de la foi durant les trois premiers siècles: «< quoique la vraie foi, disent-ils, eût commencé à respirer dans les contrées de la Gaule dès la naissance de la religion catholique, cependant les ineffables mystères de la Trinité n'étaient parvenus à la connaissance que d'un petit nombre (2) »; et l'auteur des Actes de saint Saturnin, qui écrivait au ve siècle, tenait à peu près le même langage : « Le son de la trompette évangélique s'est répandu peu à peu et par degrés par toute la terre, et c'est avec un pareil progrès que la prédication des apótres s'est répandue dans nos contrées (3) ». - Or, ce passage de Sulpice-Sévère étant ainsi entendu dans son véritable sens, peut-on y voir une contradiction aux monuments écrits des traditions de l'Aquitaine qui assignent la mission de saint Martial au premier siècle? Et, au lieu d'interpréter ce passage de manière à renverser l'autorité des dyptiques et des traditions de quelques Églises des Gaules, qui assignent à saint Pierre et à saint Clément la mission de leurs premiers fonda

(1) L'étymologie du mot païen (paganus, dérivé de pagus), qui veut dire habitant des campagnes, donne suffisamment à entendre que les campagnes restèrent plus long-temps que les villes attachées aux erreurs de l'idolâtrie.

(2) Itaque, cum ipso catholicæ religionis exortu cœpissent Gallicanis in finibus venerandæ fidei primordia respirare, et adhuc ad paucorum notitiam tunc ineffabilia pervenissent Trinitatis sacramenta. (GREG. TURON., Hist. Franc., L. IX, cap. XXXIX RUINART, Col. 464.)

(3) Tempore illo quo, post corporeum Domini et Salvatoris adventum, exortus in tenebris sol ipse justitiæ splendore fidei illuminare occidentalem plagam cœperat, quia sensim et gradatim in omnem terram sonus Evangeliorum exivit, parique progressu in regionibus nostris apostolorum prædicatio coruscavit, etc. (Ap. BONAV., T. I, p. 136.)

teurs, n'est-il pas juste de l'interpréter de manière à conserver intacte l'autorité de ces dyptiques et de ces traditions? D'ailleurs ce passage, qui reconnaît l'existence de chrétientés nombreuses dans les Gaules après le milieu du second siècle, favorise-t-il la conjecture de Grégoire de Tours, qui veut que saint Trophyme n'ait évangélisé la province d'Arles, et saint Paul celle de Narbonne, et saint Martial l'Aquitaine, qu'un siècle environ après les massacres des chrétiens de Lyon et de Vienne, et deux siècles et demi après que le Christ avait dit à ses apôtres : « Allez, enseignez toutes les nations! Euntes ergo, docete omnes gentes ! » Qui oserait soutenir une pareille assertion? Mais, ajoute-t-on, sainte Valérie n'a donc pas été martyrisée au premier siècle, puisque c'est sous Marc-Aurèle qu'on vit pour la première fois des martyres dans les Gaules! Qu'on le remarque bien Sulpice-Sévère dit martyria, mais non pas martyres: il parle des martyres généraux, des massacres en masse, lorsque des pontifes furent égorgés, avec des troupeaux de fidèles, par autorité publique et en vertu des édits des empereurs pour la Gaule. Sulpice-Sévère fait allusion aux persécutions sanglantes des Églises de Lyon et de Vienne, qui eurent lieu sous Marc-Aurèle, l'an 177, lorsque, selon les expressions de Grégoire de Tours, « une si grande multitude de fidèles fut égorgée que des fleuves de sang chrétien ruisselaient dans les places publiques (1) » : ce qui se voyait en effet dans les Gaules pour la première fois. Mais cela n'empêche pas que, avant cette époque, quelques hommes apostoliques, quelques pontifes, comme saint Denis, quelques vierges chrétiennes, comme sainte Valérie, n'aient été condamnés et mis à mort par suite de la haine de quelques particuliers contre la religion chrétienne. Et Sulpice-Sévère, qui n'écrivait qu'un très-court abrégé d'histoire ecclésiastique, n'a pu parler en détail de ces martyres particuliers. Du reste l'historien. Orose, qui écrivait, comme Sulpice-Sévère, au commencement du v' siècle, dit que « Néron fit persécuter les chrétiens dans toutes les provinces (2) » : ce qui n'exclut pas la Gaule si, dès cette époque, il y avait des chrétiens. Donc ce passage de Sulpice-Sévère nonseulement ne renverse pas, mais ne contredit même pas l'antique tradition de l'apostolat de saint Martial.

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(1) Tanta ibi multitudo christianorum ob confessionem dominici nominis est jugulata ut per plateas flumina currerent de sanguine christiano. ( Hist. Franc., L. I, c. XXVII: RUINART, Col. 22 )

(2) Primus Romæ christianos suppliciis et mortibus affecit, ac per omnes provincias pari persecutione excruciari imperavit. (Histor., L. VII, c. 7 : Patrolog., T. XXXI, col. 4078.)

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