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LES ÉMAUX.

Pendant qu'une puissante main jetait les fondements de l'édifice immense qui réunit les Tuileries au Louvre, les conservateurs des inestimables collections de ce palais en doublaient le prix par une classification nouvelle. La science la plus haute, l'érudition et le goût réunis se mettaient au service de la plus simple curiosité. Une réunion de « livrets », comme on disait autrefois, apprenait au vulgaire l'âge, la signification et l'origine des monuments réunis à si grands frais. Le Louvre devenait véritablement un palais populaire, puisqu'il est loisible à tous de s'y récréer en s'y instruisant. La Grèce et le moyen-âge expliquaient, dans le meilleur français, les œuvres si multiples de leurs civilisations. A côté de ces collections, uniques au monde, Limoges prenait une place d'honneur. Les œuvres de ses émailleurs de tous les âges y forment une série particulière comprenant cinq cent soixante-trois numéros.

Les amateurs avaient devancé l'Etat dans son goût pour les émaux; mais maintenant ils ne peuvent que le suivre et collectionner avec une passion qui n'a guère plus d'aliment que les ventes publiques. De là des prix fabuleux. Tel plat de J. Courtois, adjugé au prix énorme de 3,600 fr., servait, il y a quinze ans, à cuire les pommes d'un boulanger de la rue Fontaine-des-Barres à Limoges. Ce boulanger le céda avec quelque étonnement pour la somme de 6 fr. à un brocanteur nommé Godeau, qui le revendit 40 fr. Le dernier acquéreur, plus marchand qu'artiste, le « céda » de nouveau avec un léger bénéfice de 1,100 fr. Le maladroit ! que n'attendait-il quinze ans encore! Nous ferions ainsi l'histoire d'un grand nombre de pièces qui ornent les collections publiques et privées. Mais ce serait peine inutile: les boulangers sont avertis, et nulle part les émaux ne sont d'un prix aussi élevé qu'à Limoges.

On comprend donc l'intérêt qui s'attache à toute publication qui a les émaux pour objet (1). Cet intérêt s'accroît encore de toute la réputation d'un auteur renommé.

(1) Celui qui écrit ces lignes en sait quelque chose. Depuis plusieurs années, il a le plaisir désintéressé de voir vendre trente francs son modeste Essai sur les émailleurs, épuisé six mois après la publication. Et encore, pour ce prix, ne réussit-on pas touj urs à se le procurer.

La plume savante qui illustra les magnificences du Parthénon a écrit pour les visiteurs du Louvre un livre portatif. Sous un titre trop modeste et dans des proportions nécessairement réduites, c'est une véritable histoire de l'école de Limoges. Nos émailleurs ont enfin un bonheur égal à leur talent. Personne n'était plus capable que M. le comte de Laborde de mettre en relief tout l'honneur qu'ils méritent. Célèbre comme voyageur et comme érudit, membre d'une famille où le goût des arts est héréditaire', M. de Laborde unit l'étude des époques anciennes à la connaissance la plus approfondie de l'art moderne. Son admiration n'est pas exclusive, et la mesure avec laquelle il la distribue en double le prix.

Des gravures qui se font attendre encore ont retardé la publication de nos notes, et nous sommes en retard de plus d'un an avec cet ouvrage si précieux pour nous; mais notre appréciation n'en paraîtra que plus sûre et mieux fondée.

L'ouvrage de M. de Laborde donne d'abord les notions les plus précises et les plus claires sur la fabrication des émaux. La description des émaux occupe la seconde et la plus considérable partie du volume. M. de Laborde imagine une classification nouvelle. Il range les émaux en deux grandes divisions: 4° émaux des orfèvres ; 2o émaux des peintres. Les émaux appelés jusqu'à présent incrustés, ou champlevés, cloisonnés, translucides, prennent place dans la première division sous les noms d'éinaux en taille d'épargne, émaux cloisonnés, émaux de basse taille. Qu'il nous soit permis, dès les premières pages, de hasarder quelques objections. Ces petites réserves faites, il ne nous restera plus qu'à nous instruire et à louer.

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Cette terminologie en partie nouvelle s'autorise, je le sais, de textes anciens où les émaux sont ainsi nommés. Mais ces textes n'ont pas, du moins à l'égard des émaux incrustés, une condition essentielle ils sont postérieurs au temps où ces émaux furent exécutés. A première audition, les émaux en taille d'épargne et ceux de basse taille ne se distinguent pas assez. L'excipient des uns et des autres peut être le produit d'une taille d'épargne.

M. de Laborde ne définit pas les émaux cloisonnés, qui ressemblent en tout, sauf en un point, aux émaux incrustés ou champlevés. Les séparations qui forment le trait et les contours, au lieu d'avoir été ménagées dans le métal excipient, ont été rapportées et soudées sur la plaque. On connaît même des émaux cloisonnés à jour. Ce sont, à la translucidité près, de petits vitraux dont les plombs sont remplacés par le cuivre ou par un métal plus précieux.

Quant aux émaux dits translucides, et qu'on appelle ici de basse taille, ils ne sont pas davantage définis; ils consistent en des figures ciselées en relief sur argent ou sur or. Immergées dans un émail coloré et transparent, ces figures prennent, par l'application de l'émail, un modelé qui se proportionne à l'épaisseur de la couverte vitreuse; les parties en lumière ou en clair correspondent aux parties peu abondantes en émail et réciproquement. Le xive siècle et le xve ont principalement usé de ce procédé. L'église de Chambon (Creuse) possède un buste de sainte Valérie orné d'un collier exécuté de cette manière. L'orfèvre en a tiré un parti charmant. Tels sont les procédés que M. de Laborde range sous le titre d'« émaux d'orfèvres ». Nous avons dit déjà que les émaux où se reconnaît un travail de pinceau forment la seconde division sous le titre d'« émaux des peintres >>.

Jusqu'à présent les classifications adoptées avaient une simplicité moins laborieuse. Encore une fois, l'appellation « émaux en taille d'épargne» me semble un peu vague. Nous les nommions, jusqu'à · ce jour, émaux incrustés ou champlevés, et cette dénomination a remplacé avec bonheur le nom byzantin qui exprimait une erreur historique. Le cloisonnage de l'émail n'y était pas toujours ménagé dans l'excipient, ainsi qu'il semble le dire. A Saint-Sulpice-lesFeuilles, un charmant reliquaire du XIe siècle, provenant de Grandmont, représente un ange portant sur la tête un globe de cristal. Les ailes émaillées par incrustation laissent, dans une fracture, apercevoir un petit cercle cloisonné par rapprochement et soudure. Tout à côté, d'autres cercles ont été ménagés dans le métal du fond.

Quant aux « émaux des peintres », j'ai une observation plus concluante encore à soumettre à M. de Laborde. Nous les appelions émaux peints; il les nomme émaux des peintres. Le changement paraîtra malheureux si on considère que cette légère modification semble indiquer que les peintres émailleurs n'étaient pas orfèvres : la nature de leurs œuvres protesterait contre cette nouvelle terminologie. Ce sont des vases, des aiguières, des bénitiers, des châsses, des calices, où le travail du burin est souvent plus considérable que celui du pinceau. A l'hospice de Limoges, un calice du XVIe siècle est orné de petites têtes d'apôtres, peintes en émail. Même détail à observer sur un reliquaire du xve siècle conservé à Bourganeuf. Saint-Sulpice-les-Feuilles a encore le bonheur de garder un reliquaire donné par Jacques Lallemand à l'abbaye de Grandmont en 1479. C'est une statuette en argent doré par parties.

Elle représente saint Sébastien percé de flèches. Voilà une œuvre d'orfèvre s'il en fut jamais. Sur le soubassement les armes du donateur, peintes en émail, se répètent deux fois; et, autour de cet édicule, des émaux peints représentent la légende du saint dont l'image est figurée au-dessus.

Et puis n'y a-t-il pas d'ailleurs quelques inconvénients à changer perpétuellement la langue des arts? Que devient une loi trop mobile (1)? Ces observations faites, je n'ai plus qu'à louer dans le livre de M. de Laborde. Il prouve de la manière la plus concluante et la plus ingénieuse que l'application de l'émail aux métaux, qui donne à la sculpture et à la peinture un éclat éternel, est une découverte tout occidentale, gauloise d'abord et française ensuite, et surtout et avant tout limousine. L'art de colorer le verre, de le déposer comme glaçure à la surface des terres cuïtes, de le façonner en figures, d'y incruster des feuilles d'or et de le filigraner, fut connu de l'antiquité classique, et pratiqué de diverses manières par l'Assyrie et l'Egypte, par la Grèce et par Rome. L'art d'émailler le métal, si voisin de ces pratiques, demeura inconnu. Les barbares occidentaux, c'est-à-dire sans doute les Gaulois seuls, le pratiquèrent, et Limoges s'appropria leurs procédés en les accroissant. Quand le goût change, les méthodes limousines changent en s'imposant. Au moyen-âge, y a-t-il eu en Europe des ateliers d'émailleurs ailleurs qu'à Limoges? M. de Laborde pose la question sans la résoudre entièrement. Mais, quoiqu'il incline pour l'affirmative, en vingt endroits il justifie l'appellation universelle qui voit constamment dans les émaux des œuvres de Limoges.

La série des émaux peints, qui s'ouvre au XVIe siècle, a surtout

(1) J'aurais encore à relever quelques erreurs iconographiques. Les anges du ciboire d'Alpais ne portent pas sur la poitrine des nimbes, mais des disques crucifères. A la page 50, je recontre cette note: «On a trouvé à Jumiéges des silhouettes de crosses découpées dans des lames de cuivre. C'était, comme dans l'antiquité, une apparence de la chose. Les païens avaient cru que leurs dieux se contenteraient du simulacre des objets qui avaient été à l'usage de leurs morts; les chrétiens n'avaient pas moins de confiance dans l'indulgence du Dieu unique et tout-puissant qui devait faire la part de leur bonne intention. >>

J'arrête au passage cette observation. Ce n'était pas comme offrande à Dieu et moyen d'obtenir miséricorde que des objets précieux étaient déposés dans les tombes chrétiennes : c'était un hommage au défunt qu'on voulait entourer des insignes qui avaient honoré sa vie. Les imitations de crosses qui se sont aussi trouvées étaient un signe, une inscription, destinés à rappeler les titres du mòrt.

L'assimilation entre les usages chrétiens et ceux du paganisme est, sur ce point, contraire à tout l'enseignement de l'Eglise.

sa prédilection. Il caractérise la manière de chaque maître avec une souplesse et une justesse de langage foù se reconnaît l'écrivain maître de sa plume. La manière de chaque émailleur est désormais fixée; les descriptions du savant ont la précision du dessin.

Ces descriptions sont nécessairement limitées aux maîtres dont il existe des œuvres et des signatures. La nature de l'ouvrage de M. de Laborde excluait la partie historique de la vie de nos émailleurs. Notre patriotisme a le droit et le devoir de combler cette lacune.

Qui émailla la bague en or, récemment découverte, de l'évêque Gérard, décédé en 1022? Quel était cet orfèvre Mathieu Vitalis qui, en 1087, copiait avec une habileté si coupable les sceaux des lettres apostoliques? Nous sommes renseignés sur les écoles monastiques d'orfévrerie de Solignac, de Saint-Martial et de Grandmont? Quelle cause amène l'éclat soudain dont brille au XIIe siècle l'abbaye de Saint-Augustin-lez-Limoges? Où avaient été élevés ces abbés Raimond et Pierre qui pratiquaient avec succès tous les arts, et avec prédilection celui de l'orfévrerie (1)? Nous avons mis en lumière les textes relatifs à Guillaume-le-Borgne, à Jean Chatelas, à Jean de Limoges, dont l'Europe se disputait les œuvres. Les obituaires nous ont donné les noms de Pierre Grégoire, gendre de Disnematin, de Peyteau et de Pinchaud, assez riches, au milieu du XVIe siècle, pour doter et fonder des vicairies. Les recherches heureuses de M. Du Boys, aidé par M. Ardant, doubleront nos dynasties des Léonard et des Laudin nos listes des émailleurs des derniers siècles seront bientôt complètes. Restera encore la question des influences orientales; mais l'érudition va s'instruire sur place à la suite de nos armées, et elle sera aussi victorieuse à sa manière. Nous avons dû réserver les observations que nous fournit ce sujet pour un travail particulier.

Le second volume de M. de Laborde, publié sous forme de « glossaire », nous permettra de revenir sur ces questions.

TEXIER,

Superieur du petit séminaire du Dorat.

(1)« Venerabilis Raymundus.... multa etiam ornamenta ipse fecit, id est majorem crucem argenteam et duos calices deauratos magnæ pulchritudinis. » — Ann. Bened., T. VI, 694.

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