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Voltaire l'appelle le plus savant magistrat que la France ait eu, un magistrat aussi intègre qu'éloquent.

M. de La Harpe, lorsqu'il parle du chancelier, semble échauffer de quelque verve son esprit si froidement didactique :

« La postérité honorera toujours dans le chancelier d'Aguesseau, dit-il, un homme qui lui-même honora la France, la magistrature et les lettres par ses vertus, ses talents et ses connaissances aussi étendues que variées; sa jeunesse fut illustre sous Louis XIV, et sa disgrâce sous la régence le fut autant que sou élévation. Ses écrits seront toujours une source d'instruction pour ceux qui se destinent à l'étude des lois; son éloquence fut celle d'un magistrat qui est l'interprète de l'équité, qui recommande les bons principes, et en donne l'exemple; sa diction est pure, son goût aussi sain que son jugement: on y reconnaît un écrivain formé à l'école des classiques anciens et modernes. >>

M. de Villemain le considère comme l'homme le plus universellement admiré, et qui a réuni les plus beaux titres d'illustration.

M. le comte de Ségur, membre de l'Académie Française, portant un jugement sur les lettres inédites du chancelier ajoutées à la collection de ses œuvres par les soins de M. Rives, s'exprime ainsi :

<< L'abandon du cœur et l'absence de tout art ne font rien perdre à son esprit de sa rectitude, à ses pensées de leur élévation; il y joint seulement à la solidité de la raison les grâces de la négligence; son génie s'y montre avec cette ceinture demi-tombante qui, selon Cicéron, donnait tant de charme au style de César. »

Enfin la gloire de d'Aguesseau est une de ces gloires qu'on ne discute plus, et à laquelle le temps, ce grand ravageur des renommées, comme dit Montaigne, n'a fait qu'ajouter plus de solidité et plus d'éclat.

En présence de cette grande figure, dont l'impression est arrivée jusqu'à nous sans s'affaiblir; en présence de cette vie si pure, de ce génie si complet qu'on se demande quelle vertu, quel talent il n'avait pas; en présence surtout de l'espèce de culte que, de nos jours, lui a voué la magistrature, qui voit en lui le type du magistrat et comme une incarnation de la justice, on se demande si de tels hommes ne sont pas une heureuse exception à la loi commune ; si, avec un travail assidu, avec tous les dons de l'intelligence et du cœur, un homme pourrait aujourd'hui renouveler d'Aguesseau, et conquérir, comme lui, sans efforts, dans la simplicité austère d'une irréprochable vie, sur un siècle égoïste et corrompu, l'ascendant le plus merveilleux.

La négative ne nous paraît pas douteuse, et nous pensons que le chancelier dut la maturité, la force, la grandeur de son esprit, sa haute fortune enfin, à l'époque où il est venu, aux conditions dans lesquelles il s'est développé au moins autant qu'à la nature.

Sans doute les qualités qui font les grands hommes lui furent libéralement dispensées : il avait une volonté dans le bien inébranlable, une grande aptitude au travail, une mémoire des plus vastes et des plus spontanées, un esprit logique, classificateur, que révèle sa cómposition, dont le secret nous est connu, un langage pittoresque et coloré, un organe pénétrant et métallique, une physionomie ouverte pleine d'une douce sérénité, un front vaste où siégeait une haute pensée; il avait tous ces dons qui constituent ou complètent l'orateur et le magistrat partout il serait sorti de la foule; mais, pour être d'Aguesseau, il a fallu qu'il vint à une époque favorable et dans des conditions exceptionnelles.

Certes encore, quant aux lumières, quant à la probité, nous n'avons rien à envier à la magistrature des derniers siècles: la vénalité des charges appelait à ces augustes fonctions des hommes peu jaloux de se rendre dignes de les remplir.

On comptait dans ses rangs de jeunes magistrats ignorants, se mêlant aux intrigues et à la vie du monde, portant au palais et dans la distribution de la justice leurs inimitiés ou leurs affections; près d'eux la faveur ou la naissance étaient trop souvent des titres contre lesquels le bon droit luttait en vain, n'ayant du magistrat ni le caractère ni la science, ambitieux de popularité, turbulents; le premier cri de ralliement de la Fronde sortit du parlement.

Oui, de tels hommes déparaient l'ancienne magistrature; mais, à côté d'eux, siégeaient des magistrats dont le type semble perdu, qui, se croyant revêtus d'un véritable sacerdoce, après s'y être préparés par de longues et fortes études, y consacraient toute leur vie; des magistrats qui avaient sans cesse l'œil ouvert pour maintenir intacte la dignité de la justice; qui rachetaient le désordre de leurs collègues par une vie tout exemplaire et par des travaux surhumains.

C'est ce que nous apprennent les plaintes mêmes de d'Aguesseau, lorsque, rapprochant le temps passé de l'époque qu'il illustrait à tant de titres divers, il reproche en ces termes aux magistrats contemporains de s'écarter des grandes traditions judiciaires :

« Du temps que les magistrats se levaient à quatre heures du matin, écrit-il dans ses Intructions; qu'ils dinaient à dix heures et soupaient à six; qu'ils vivaient renfermés dans le cercle étroit de leur

famille et d'un petit nombre d'amis qui avaient les mêmes mœurs et les mêmes inclinations qu'eux; que tout ce que les fonctions publiques leur laissaient de loisir, ils l'employaient à l'étude, qui faisait en même temps et leur unique occupation et leurs plus grands délices, un jeune homme destiné à la magistrature pouvait n'être pas effrayé d'un plan aussi immense. Nos pères trouvaient le moyen d'étendre leurs jours, et de prolonger leur vie par le bon usage qu'ils en faisaient, au lieu que nous l'abrégeons par la profusion et le dérangement de notre temps; mais cet heureux siècle n'est plus. >>

Évidemment le chancelier va trop loin; l'ardeur de son esprit infatigable et la force de perfection qui est en lui l'égarent; ses regrets, ses exigences même, prouvent contre notre siècle en faveur du sien. En réalité, cette magistrature des parlements du xvir siècle était grande, forte, laborieuse; elle comptait nombre d'hommes célèbres, menant une vie solitaire, une vie de recueillement et de méditation uniquement remplie par les affections de famille et par l'accomplissement des devoirs publics.

Que d'éléments de grandeur dans une pareille vie ! Ces habitudes studieuses et simples, ces mœurs si pures, passaient dans le sang, se transmettaient de génération en génération, formaient des hommes complets. De là ces noms qui impriment le respect, ces Harlay, ces Séguier, ces Molé, ces Lamoignon, ces d'Aguesseau, ces familles de robe illustres, familles patriciennes de la magistrature, ces races respectables où la vertu, la science, l'amour du bien public, étaient héréditaires.

Et, dans ces familles privilégiées, quelle belle éducation recevaient les jeunes gens! Nous connaissons les soins que d'Aguesseau le père prenait de son fils, dont il pressentait les hautes destinées : il se hâtait de lui transmettre, avec le fruit de ses propres travaux, cet héritage de science et de bons principes qu'il avait lui-même reçu de ses aïeux. Ce jeune homme était mis en contact avec les célébrités de l'époque, et son intelligence, sa sensibilité, charmaient, attachaient ces grands esprits Boileau, Racine, le traitaient avec distinction; ils applaudissaient à ces traits heureux par où le génie se révèle de bonne heure: l'un épurait son goût, et l'autre, le tendre Racine, l'initiait aux charmes de la poésie, aux secrets mouvements du cœur.

M. de Torcy, le grand Colbert, le financier Desmarets, recherchaient la conversation de ce jeune homme, le consultaient souvent. Dans la société de ces hommes d'état illustres, d'Aguesseau prenait

des leçons d'économie politique et d'administration financière dont la France recueillit les fruits plus tard.

C'est ainsi que se forma le jeune d'Aguesseau. On voit que, si la nature avait été libérale envers lui, il dut beaucoup à son époque et aux personnes qui l'entourèrent.

Est-il aujourd'hui un homme qui se trouve dans des conditions semblables? L'ambition, la soif des intérêts matériels, qui envahissent la société, laissent peu de place aux rêves et au désintéressement d'une vie simple et pleine d'honneur.

On ne trouverait peut-être pas un homme qui, pour donner à sa pensée plus de force, à son caractère de magistrat plus d'autorité, consentit à vivre dans la retraite, et considérât sincèrement les fonctions les plus élevées comme un sacrifice, comme un impérieux devoir. Il serait difficile de trouver un père illustre, comme celui du chancelier, qui voulût bien se consacrer à l'éducation de son fils, se croyant comptable du bien que ce dernier devait faire un jour.

Mais ce qu'il est impossible de trouver, c'est, auprès d'un adolescent, une société de grands hommes l'aidant de leurs conseils, encourageant, dirigeant ses premiers pas, et lui prodiguant chacun les dons heureux de leur génie.

Je dois arrêter ici, Messieurs, cette lecture, déjà trop longue. L'intention dont je me suis inspiré fera pardonner les imperfections de l'œuvre, et la grandeur du sujet fera trouver grâce à cette usurpation sur vos utiles travaux.

ED. THÉVENIN, Avocat.

PROCÈS-VERBAUX DES SÉANCES.

SÉANCE GÉNÉRALE DU 14 JANVIER 1852.

Présidence de M. Alluaud aine.

Sont présents: MM. Alluaud aîné, président; l'abbé Texier, le docteur Bardinet, le major Fabre, Eugène Ardant, G. de Burdin, Astaix, Nivet-Fontaubert, Maurice Ardant, Vanginot, Edmond Thévenin, l'abbé Cazaud, de Crossas, Nalbert, G. Poncet et Arbellot.

Le procès-verbal de la séance précédente (21 novembre 1851) est lu et adopté.

Sur la proposition du bureau, M. le président proclame membres correspondants de la Société : M. de Caumont, président de la Société Française pour la conservation des monuments, et fondateur des congrès archéologiques; M. Didron aîné, directeur des Annales Archéologiques; M. Louis Texier, capitaine de marine, au Sénégal.

M. Alluaud, en proclamant ces noms, exprime le regret que la Société Archéologique n'ait pas de titre plus élevé que celui de membre correspondant, celui de membre honoraire par exemple, comme dans l'académie de Belgique, pour le décerner à des hommes illustres qui ont rendu à la science archéologique des services éminents.

M. le secrétaire donne lecture d'une lettre de M. Chéron, secrétaire particulier de M. le préfet. M. Chéron demanderait à la Société qu'on choisit dans son sein les membres d'une commission chargée d'examiner l'horloge Cusson, et de faire un rapport sur ce chef-d'œuvre de mécanique qu'on voit en ce moment à Limoges.

M. Bardinet fait remarquer que, la Société ne s'étant occupée jusqu'ici que d'histoire et d'archéologie, l'étude qu'on lui propose est tout-à-fait en dehors de ses attributions et de ses occupations ordinaires. L'assemblée, consultée, ne donne pas de suite à la proposition.

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