Page images
PDF
EPUB

encore le tableau le plus accompli qu'on puisse proposer à tout genre de mérite et de vertu.

Pour nous, Messieurs, cette biographie a un autre intérêt non moins puissant le chancelier s'étend en effet avec complaisance sur l'administration de son père dans le Limousin, et sur la vive affection qu'il éprouvait pour le peuple simple et docile (ce sont ses expressions) confié par le roi à sa sollicitude. Il vous semblera sans doute comme à moi, Messieurs, que nos liens de parenté civique avec cette grande famille sont encore resserrés à la lecture du passage suivant, dans lequel le chancelier raconte avec une sorte de douce mélancolie sa naissance à Limoges, et le regret que fit éprouver le départ de son père aux habitants de cette ville:

« Mon père sortit donc du Limousin, dit-il, avec les regrets des peuples, qui y avaient vu croître avec plaisir sa famille et non sa fortune. Il n'avait que deux filles lorsqu'il y alla; il en sortit avec trois filles (1) et un fils: c'est celui qui est votre père, mes chers enfants, et qui n'en fut que mieux reçu pour s'être fait attendre. plus long-temps. Il est incroyable à quel point toute la province, et surtout la ville de Limoges, partagea la joie de mon père dans cet évènement; on. eût dit qu'il était né un fils à chacun de ses habitants aussi mon père ne fut guère moins affligé de les quitter qu'ils le furent de le perdre; mais il fallait aller où l'ordre de la Providence l'appelait. >>

Plus loin il ajoute : « Cette généralité de Limoges était devenue sa patrie; il en avait tellement gagné tous les cœurs qu'il semblait que tous les Limousins ne fussent qu'une seule famille, dont il était le père ».

Le chancelier ne pouvait faire un plus magnifique éloge de nos pères et du sien, et de plus il nous fait connaître qu'il avait conservé du lieu de sa naissance les plus doux et les plus durables souvenirs.

(1) Nous trouvons sur les registres de St-Pierre-du-Queyroix la note suivante, relative à la naissance de la sœur du chancelier:

« Aujourd'huy, vingt-quatriesme septembre mil six cent soixante-sept, a esté baptisée une fille née, ce mesme jour de ce présent mois, de messire Henry d'Aguesseau, chevalier et conseiller du roy en tous ses conseils, maistre des requestes ordinaires de son hôtel, président en son grand conseil, intendant de justice, police et finances en la généralité de Limoges, et de dame Claire Le Picart, ses pere et mere; a esté nommée Catherine Françoise; a esté son parrain monseigneur François de La Fayette, évesque de Limoges, et sa marraine dame Catherine d'Aguesseau, épouse de messire François comte de Janailhac. »

(Regist, des bapt. de St-Pierre de Limoges.)

Je ne terminerai pas cette revue des œuvres du chancelier sans dire quelques mots de ses discours et de ses plaidoyers, dont la volumineuse collection suffirait pour établir une renommée. On retrouve dans ses discours prononcés à la rentrée du parlement cette philosophie saine, cette élévation de pensée, ce style abondant et orné qui sont les caractères saillants du talent de d'Aguesseau. Dans chacun de ces chefs-d'œuvre, l'âme si belle de l'orateur se met à jour. Nul mieux que lui et avec plus d'autorité ne parle devoir et vertu; car sa vie tout entière n'est que l'image fidèle de ses paroles. Aussi l'effet oratoire qu'il produisait parfois était-il immense. Tout le monde connaît le triomphe qu'il obtint, triomphe réservé à tous ceux dont l'éloquence vient de l'âme, lorsque, faisant l'éloge de l'avocat-général Le Nain, son ami, enlevé par une mort prématurée, il se vit interrompu par sa propre douleur et par les larmes de l'auditoire.

Parmi ses œuvres dans ce genre on remarque surtout le Discours sur l'indépendance de l'avocat, dans lequel, traçant de main de maître les devoirs de cette profession, et marquant la considération dont elle doit être entourée, il disait ce mot si connu, qui est comme la glorieuse légende de cet ordre fameux : C'est un corps aussi ancien que la magistrature, aussi nécessaire que la justice; aussi noble que la vertu.

Nous distinguerons encore le beau Discours sur la décadence de l'éloquence, où l'on retrouve toutes les grandes qualités de l'orateur, et, parmi des beautés du premier ordre, ce passage introductif, base des plus riches développements, et qui rappelle tout ce qu'a parfois de terrible et d'austère l'éloquence de Massillon :

<< Nous naissons faibles et mortels, et nous imprimons sur tout ce qui nous environne le caractère de notre faiblesse et l'image de notre mort. Les sciences les plus sublimes, ces vives lumières qui éclairent nos esprits, éternelles dans leur source, puisqu'elles sont une émanation de Dieu même, semblent devenir mortelles et périssables par la contagion de notre fragilité immuables en elles-mêmes, elles changent par rapport à nous; comme nous, on les voit naitre, et, comme nous, on les voit mourir; l'ignorance succède à l'érudition, la grossièreté au bon goût, la barbarie à la politesse; les sciences et les beaux-arts rentrent dans le néant, dont on avait travaillé pendant une longue suite d'années à les faire sortir, jusqu'à ce qu'une heureuse industrie, par une sorte de seconde création, leur donne un nouvel être et une seconde vie. >>

Quelle magnificence! quelle force de vérité dans ce tableau, si chrétien par l'humilité, si douloureux pour l'orgueil humain! Je

doute que l'antiquité et les âges modernes aient sur ce sujet quelque chose qu'on puisse lui comparer.

:

Les plaidoyers qu'a laissés d'Aguesseau sont fort nombreux ils brillent en général par l'étendue des connaissances, une sagacité lumineuse, un style facile qui ne semble ajouté que pour empêcher l'attention de se fatiguer. Telles sont en effet les qualités qui distinguent au plus haut degré la plupart de ses œuvres en ce genre, parmi lesquelles nous citerons le plaidoyer du 19 mars 1691, dans la cause des héritiers Denotz, sur une question d'état difficile et importante; les conclusions du 16 août 1694 sur la validité du mariage de Marie d'Avalleau; celles données, le 16 juillet 1695, dans la cause d'Alexandre Delastre, et dans lesquelles sont exposés avec tant de force et de véritable éloquence les principes en matière de paternité et de désaveu. Mais, ce que nous devons faire remarquer comme un véritable chef-d'œuvre, comme devant être lu par tous ceux qui veulent connaître les immenses ressources du génie de d'Aguesseau, c'est le célèbre plaidoyer prononcé, en 1698, sur l'affaire du prince de Conti et le testament de l'abbé d'Orléans; c'est un monument impérissable d'éloquence, de dialectique judiciaire et de la plus haute philosophie.

Je regrette, Messieurs, que les exigences du cadre que je me suis tracé ne me permettent pas une analyse plus complète de ces œuvres si remarquables, à la lecture desquelles je ne puis que renvoyer. Quiconque se livre à cette étude y trouve, indépendamment de l'attrait le plus puissant, cette utilité réelle de pouvoir se rendre compte du secret de la composition d'un grand maître, secret très-facile à découvrir chez d'Aguesseau, même sous les pompes de l'éloquence, et qu'il a pris soin d'ailleurs de nous révéler indirectement dans ses discours de rentrée. En effet, dans ses discours et ses mercuriales, son plan est toujours le même. Il fait choix d'une proposition d'un haut intérêt; il la médite scrupuleusement; il s'assure qu'elle est entièrement juste et conforme à la plus rigoureuse morale; puis il dispose toutes ses preuves en les graduant avec un art singulier; et, ces preuves, il nous enseigne, dans le deuxième discours, comment il les fait naître l'une de l'autre, les fortifie mutuellement, leur donne un ordre, un plan qui, sans étre trop marqué, se fait sentir par la seule harmonie des proportions, et comment, marchant ainsi de vérités en vérités, la simple méthode sert de preuve, et l'ordre seul conduit à la conviction.

C'est ainsi que se déploie l'éloquence d'apparat chez d'Aguesseau,

et la forme est toujours aussi claire, aussi élégante, aussi harmonieuse que le plan est bien tracé et religieusement suivi.

Dans ses plaidoyers ou conclusions, les preuves sont aussi méthodiquement rangées avec cette savante gradation dont il est le premier modèle; mais une longue habitude du parquet lui permettait le plus souvent de livrer la forme à l'improvisation, et il nous apprend que ces expressions, ces mêmes paroles qui fuient ceux qui les cherchent uniquement s'offrent en foule à un orateur qui s'est nourri long-temps de la substance des choses mêmes. L'abondance des pensées produit celle des expressions; l'agréable se trouve dans l'utile, et les armes données au soldat pour vaincre deviennent son plus bel ornement. (Deuxième dicours.)

Un orateur doué d'un grand talent d'improvisation pouvait seul formuler ces vérités avec autant de force: l'improvisation était en effet un des heureux dons du chancelier; la plupart des plaidoyers que nous possédons aujourd'hui ont été retouchés après l'audience ou au moment de l'impression; peut-être aussi n'y retrouvons-nous pas les traits, les développements les plus beaux et les plus habiles; mais on a conservé quelques extraits ou notes, rédigés par le chancelier, dans lesquels l'exposition du fait, l'analyse des actes, les moyens, l'énoncé des lois, la doctrine, la jurisprudence, sont seuls et méthodiquement tracés, et qui nous révèlent, avec son talent d'improvisation, toute la justesse et toute la précision de son esprit.

Telle fut, Messieurs, la vie laborieuse et si bien remplie de cet infatigable magistrat. La sobriété qu'il avait toujours observée, l'égalité de son âme, lui permirent de jouir jusque dans l'âge le plus avancé d'une santé vigoureuse, d'un esprit solide, sur lequel la vieillesse semblait glisser. Mais, dans le cours de l'année 1750, il fut atteint d'infirmités assez graves, qui le firent songer à se retirer des affaires; il dicta lui-même sa démission, et ses deux fils allèrent remettre les sceaux à Louis XV, qui lui conserva le titre honorifique de chancelier avec une pension de cent mille livres.

La mort, qui vint l'atteindre, le 9 février 1754, dans sa quatrevingt-troisième année, ne le frappa pas au dépourvu. Ayant vécu de longs jours, laissant derrière lui des souvenirs de gloire et des travaux impérissables, laissant deux fils nourris de ses conseils, animés de son esprit, habitué d'ailleurs à courber la tête sans murmurer devant les décrets de la Providence, en paix avec les hommes et avec Dieu, la mort ne put l'effrayer ni le surprendre.

Après une séparation de seize années, il vint rejoindre, dans une tombe modeste du cimetière d'Auteuil, l'épouse vertueuse qui avait été la digne compagne de sa vie. Il avait épousé, en 1694, Anne Lefèbre d'Ormesson, femme du plus rare mérite, de la plus solide piété, et qui avait voulu être inhumée dans le cimetière commun de sa pauvre paroisse.

Le chancelier partagea la gloire de cette humble sépulture; longtemps une simple croix sans ornements, élevée par la piété de la famille, fit seule reconnaître le lieu où reposaient ces restes vénérables. Sur la croix on lisait l'inscription suivante :

CHRISTO SERVATORI

SPEI CREDENTIUM

IN QUO CREDIDERUNT ET SPERAVERUNT
HENRICUS FRANCISCUS D'AGUESSEAU

GALLIARUM CANCELLARIUS

ET ANNA LEFEBRE D'ORMESSON
EJUS CONJUX

EORUM LIBERI

JUXTA UTRIUSQUE PARENTIS EXUVIAS

HANC CRUCEM

DEDICAVERE

ANNO REPARATÆ SALUTIS

MDCCLIII (1753)

Quelques années après, sur les ordres de Louis XV, on éleva un monument plus digne de la reconnaissance publique. Ce monument, détruit par le vandalisme des révolutions, a été reconstruit, sous les auspices et avec le concours du gouvernement consulaire, tel qu'on le voit encore sur la principale place d'Auteuil.

Aujourd'hui la statue de d'Aguesseau veille au seuil du palais législatif à côté de celle de Lhopital: on n'a pu donner aux représentants du pays de plus parfaits modèles de toutes les vertus civiques et privées.

Les contemporains et la postérité se sont rencontrés unanimes dans leur admiration; Saint-Simon lui-même, esprit caustique et rigoureux, quoique injuste ou plutôt léger lorsqu'il critique les réformes tentées par le chancelier, nous a laissé de lui ce portrait, qui retrace avec concision et assez d'exactitude tous les genres de mérite du grand homme :

« Beaucoup d'esprit, d'application, de pénétration, de savoir en tout genre, de gravité, de piété, d'innocence de mœurs, faisaient le fond du caractère de M. d'Aguesseau. »>

« PreviousContinue »