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Indulgent pour autrui, sévère pour lui-même, M. Dumazeau n'aimait que le vrai, ne croyait qu'au possible, et ne mettait à chaque chose que ce qu'il fallait de raison, de savoir, de force et même de vertu : son austérité de magistrat n'avait rien de gênant, de contraint ni de rigide, et quelquefois il osait se débarrasser à propos des sages liens dont la magistrature s'est chargée elle-même. Aussi pouvait-il se montrer bon, sensible, ému, alors que son devoir l'obligeait à se montrer inflexible; car son austérité, s'appliquant seulement au fond des choses, lui permettait de compatir aux misères des individus, et d'adoucir pour eux les formes acerbes de la justice criminelle. Ces qualités, quoique bien dignes de remarque et des témoignages de la reconnaissance publique, sont trop générales dans la compagnie dont M. Dumazeau était membre pour que nous songions à lui en faire un mérite particulier.

La science du droit, qu'on étudie de nos jours avec plus de soin qu'autrefois, et qui tend à se généraliser dans les esprits, est devenue plus exacte, parce que, en France, il n'y a maintenant qu'un code, une législation, une jurisprudence; et, si nos lois se sont simplifiées en même temps que fortifiées et agrandies, c'est que les principes de l'immortelle révolution de 1789 et le génie de l'empereur Napoléon les ont marquées de leur ineffaçable empreinte. Mais, il y a soixante ans, lorsque M. Dumazeau, se préparant aux emplois de la magistrature, étudiait cette science du droit sous la direction d'un père jurisconsulte et magistrat d'une expérience consommée, le droit coutumier, quoique frappé déjà d'une prochaine déchéance, pesait encore sur le pays. Le droit coutumier, considéré au point de vue d'économie politique et sociale, c'était le chaos, c'était la confusion, malgré les améliorations qu'y avait introduites à chaque règne l'autorité royale, procédant avec une liberté de plus en plus croissante, et déposant dans les institutions judiciaires un caractère évident d'ordre et d'unité. Cependant, si le temps du droit coutumier était l'âge d'or des abus, on y trouvait un fonds inépuisable de savantes études archéologiques. Quel curieux assemblage que cette marqueterie féodale d'institutions, de mœurs, d'habitudes toutes d'origine et de provenance différentes, et juxtaposées sur notre territoire national par la main de ses envahisseurs successifs, romains, visigoths, saliens, allemands, bourguignons !....

Dès le premier instant M. Dumazeau étudia avec ardeur et une application soutenue l'époque gallo-franke, l'époque franko-tudesque et l'histoire si difficile du moyen-âge. Leurs obscurités, loin de rebuter son esprit, l'excitaient, le poussaient aux recherches, à raison

même des singulières surprises qu'il en recevait. En effet, quand on se met résolument et sans relâche sur les traces des anciens à l'aide de la science, et qu'on tâche de les deviner et de les éventer, on est certain, non pas de retrouver précisément ce qu'on cherche, mais au moins de retrouver une voie qui tôt ou tard mènera à une découverte, sinon utile, du moins satisfaisante; car ce n'est que pour les esprits superficiels que la science du passé a des voiles impénétrables et des horizons infiniment reculés, touchant, dit-on, aux confins des fables et aux régions du merveilleux. Mais, quand la philosophie et l'histoire sont d'accord, elles mettent aussitôt de leur côté la vérité et la clairvoyante raison, contre lesquelles l'esprit de système et de dénigrement n'a que des armes de verre. M. Dumazeau ne séparait jamais ces deux grandes ailes des connaissances humaines il trouvait dans leur mouvement continuel tous les moyens d'arriver à la certitude par l'action analytique de l'une, par l'action synthétique de l'autre. Aussi conserva-t-il toute sa vie, sans le moindre attiédissement, le goût des recherches archéologiques; il y a puisé ces jouissances durables que procure aux intelligences délicates, aux esprits persistants, l'étude de leur choix, l'étude de prédilection, l'étude libre, désintéressée, aiméé pour elle-même, comme la jeune et pure fiancée qui n'a de dot que les trésors de son attrayante beauté.

L'histoire des temps anciens est si féconde en curieux résultats qu'elle doune toujours plus qu'elle ne promet; elle ne fait pas l'aumône aux intelligences pauvres : pour mériter et obtenir ses largesses il faut avoir appris à la connaître.

« On a long-temps lu l'histoire sans l'étudier, écrivait M. Dumazeau en 1847; ensuite on s'est mis à discuter ses textes sans chercher la vérité dans l'ensemble et la nature des faits constatés. Montesquieu et Mably eux-mêmes ont trop épilogué sur les lois, les diplômes et les formules pour n'y avoir pas puisé grand nombre d'idées fausses. Pour comprendre l'histoire il faut sans doute expliquer les faits par les actes; mais il ne faut jamais étudier les actes sans le secours des faits (1). »

Expliquer les faits par les actes écrits, étudier les actes écrits avec le secours des faits, telle a été la méthode de M. Dumazeau et sa constante manière de procéder. Il dut cette sûreté de principes à sa sagacité naturelle, à son goût et à son intelligence pour les mathématiques, et surtout aux excellentes leçons de M. Brial, membre de

(1) Bulletin de la Société Archéologique, T. II, page 66.

l'Institut, et l'un des derniers débris de l'incomparable école bénédictine. M. Dumazeau l'avait connu à Paris dans la maison de son parent le célèbre navigateur Bougainville. Il eut le bonheur de plaire à ce savant antiquaire, qui, déjà vieux, tendit la main à ce jeune homme d'une vigoureuse intelligence et plein de la volonté de s'instruire; il l'encouragea, le conseilla, et lui montra à lire les vieilles formules et les vieux diplômes, et à reconnaître d'après des signes certains ceux qu'on devait admettre et ceux qu'il fallait repousser. M. Dumazeau apprit donc à estimer au vrai et la science hypothétique et conjecturale des généalogistes de profession, et leurs fâcheuses complaisances, et les insoutenables prétentions timbrées orgueilleusement et héraldiquement sur un grand nombre des plus nobles blasons: « Sous l'ancien régime, disait-il, la noblesse féodale était à peu près toutes choses; et l'on ne saurait s'imaginer combien il a fallu quelquefois additionner de mensonges pour composer et obtenir ce qu'en général on est convenu de nommer une preuve en fait de généalogie nobiliaire ».

A propos du fervent disciple de dom Brial, permettez-moi, Messieurs, de vous rappeler en quelques mots la vie scientifique de ce maître érudit. Il fut, vous le savez, le collaborateur du docte dom Clément, et ils publièrent ensemble, en 1786, les x et xm tomes du précieux recueil des Historiens des Gaules et de la France. A la suppression des ordres monastiques, et après la regrettable dispersion des religieux de Saint-Maur, dom Brial ne cessa pas d'étudier nos vieux monuments et nos chroniques nationales : il demeura dans le monde ce qu'il avait été pendant vingt-huit années au couvent, un studieux bénédictin; et la gravité de son caractère n'ôtait rien à ses qualités d'homme aimable et bienveillant. Il fit paraître, en 1806, le xir volume des Historiens de France, fut un des quatre membres de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres chargés de continuer l'histoire littéraire de la France, et mourut, en 1828, à l'âge de 85 ans. M. de Jouy, son spirituel collègue à l'Institut, écrivait que la simplicité de ce savant était égale à son habileté ; que c'était le doyen des hommes utiles et peut-être des hommes modestes. Je ne sais pas si je me trompe, mais je crois reconnaître dans ce peu de lignes plus d'un trait de ressemblance avec M. Dumazeau.

Ce serait une bien fausse idée que de vouloir désunir les deux branches de l'archéologie : l'une en rapport immédiat et sensible avec les arts proprement dits; l'autre interrogeant les énigmes et les problèmes écrits du passé, les devinant, les expliquant, afin de lui

rendre, avec son air de vie, sa valeur propre et son action sur la marche générale de l'humanité. L'archéologie des monuments et l'archéologie des manuscrits se joignent de partout, de même que les rayons d'un cercle se joignent à tous les points de sa circonférence. Les sciences aussi se touchent l'une l'autre, et ont leur sainte alliance de secours réciproques ces reines de l'intelligence ne pourraient pas vivre isolées. Ainsi l'histoire tient essentiellement à la chronologie, et jamais les investigations chronologiques ne sauraient être poussées trop loin dans l'intérêt de l'histoire. Et, pour ne nous occuper que de notre vieille Aquitaine, est-ce que sa chronologie n'a pas un besoin indispensable de la linguistique à cause des nombreux dialectes de la langue d'Oc et des idiomes bâtards de la basse latinité? Cette langue d'Oc ou limosine, parlée au midi de la Loire, n'est-elle pas elle-même un dérivé de la langue romane? Et, pour aller jusqu'au bout, la langue romane ne vient-elle pas de ce beau latin que parlaient César, Auguste, Cicéron, et dont il est malheureusement de mode aujourd'hui de décrier l'utilité dans l'éducation publique? Le latin est et sera la clef et la dernière ressource des recherches philologiques que l'on peut faire, en archéologie, sur la vieille Aquitaine; et M. Dumazeau fut un archéologue distingué dans cette province, parce qu'il était resté un excellent humaniste.

Un philosophe de l'antique Rome disait : « Rechercher lequel était le plus ancien d'Homère ou d'Hésiode est aussi peu important que de savoir si Hécube était plus petite qu'Hélène, et pourquoi celle-ci paraissait plus âgée qu'elle n'était. Mais il faut savoir ces inutilitéslà lorsqu'on veut savoir bien des choses. » En effet toutes les minutieuses découvertes en archéologie ne s'appliquent pas à des choses utiles ou importantes; mais la plupart de celles qui ne s'y appliquent pas conduisent ou tiennent à celles qui s'y appliquent. Ainsi savoir que le chapitre de l'église Notre-Dame-des-Champs, à Paris, avait vendu, en 1285, une maison, rue Serpente, pour loger de jeunes Suédois qui venaient faire leurs études dans cette capitale, est assurément une circonstance fort insignifiante en elle-même. Cependant c'est grâce à ce premier enseignement, trouvé par hasard, que les savants bénédictins ont découvert que les peuples du nord de l'Europe s'empressaient, au temps de Louis-le-Jeune, de venir s'instruire dans les écoles de Paris, qu'un auteur de cette époque appelle en hébreu la ville des sciences. Dans les matières historiques i nefaut négliger aucun menu détail : les infiniment petits ont aussi leur valeur, et les plus petites choses sont les matériaux avec lesquels on édifie les plus grandes. Seulement il n'est

pas aussi facile qu'on le croit de déterrer et de mettre en œuvre ces matériaux enfouis sous la poussière des siècles.

M. Dumazeau, fidèle aux méthodes traditionnelles des bénédictins, était, comme eux, habile à faire valoir les plus faibles moyens, non qu'il eût l'habitude de recourir aux subtilités de l'argumentation logique, mais parce qu'il croyait, à l'exemple de ses modèles, qu'un mot, une phrase, une anecdote, une rumeur populaire, un fait particulier peu connu et présenté sous un jour nouveau fournissait les meilleures indications sur les hommes et sur les évènements. Nous lui avons souvent entendu dire qu'il y aurait plus à profiter dans la conversation du valet de chambre d'un personnage célèbre que dans l'étude des historiens qui auraient écrit sa vie. Boutade contre les récits officiels qu'on ne doit pas certainement prendre au pied de la lettre, mais qui porte un cachet philosophique! En effet un mot, une phrase, c'est l'homme, c'est la détermination précise et souvent éloquente d'un fait, d'une époque : il y a des noms propres, des faits et des mots qui sont devenus inséparables dans l'histoire. Louis XIV dit : L'Etat, c'est moi, et Louis XIV fut de son vivant et se montre à nos esprits comme la personnification du principe monarchique élevé à sa plus haute puissance. Louis XV dit : Si j'étais lieutenant de police, je défendrais les cabriolets à Paris, et Louis XV nous représente, dans sa précoce et voluptueuse faiblesse, le fantôme d'un roi plutôt qu'un roi. François Ir écrit à sa mère du camp impérial de Pavie où il est prisonnier De toutes choses ne m'est demeuré que l'honneur et la vie sauve. Touchantes paroles d'un fils et d'un monarque, que la postérité a changées en celles-ci plus sententieuses, plus serrées et moins justes Tout est perdu fors l'honneur! Eh! pourquoi cette traduction posthume? C'est que, aux yeux de ses comtemporains comme aux yeux de la postérité, François Ier, filleul de Bayard en fait de chevalerie, était chevalier avant tout, et plus chevalier que roi. Trois cents ans après Pavie, aux funérailles de Waterloo, Cambronne, à demi brisé par la mitraille et sommé de se rendre, jetait à la face des Anglais une injure énergique, une trivialité grossière, auxquelles la France et l'Europe se sont hâtés de donner la forme la plus noble. La garde meurt, et ne se rend pas! est un cri de gloire et de deuil qui retentira d'âge en âge aussi long-temps que l'avenir sera l'écho du passé. Chacun sait que cette phrase, désormais immortelle dans la mémoire des hommes, n'a pas été prononcée par Cambronne, et néanmoins elle appartient indissolublement à la vérité historique; car c'est l'épitaphe sublime, la scule épitaphe possible de la garde impériale, qui, d'après tout un monde d'enne

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