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SUR M. LE COMTE DE MONTBRON,

Lue dans la séance du 30 novembre 1852.

MESSIEURS,

Presque toutes les sociétés savantes consacrent une notice aux membres qu'elles ont perdus. Pour un grand nombre même cette habitude est une obligation écrite dans leurs règlements. Malgré les épigrammes qui en font une assurance mutuelle contre un légitime oubli, nous approuvons complètement cet usage. Il prolonge de quelques jours le souvenir trop vite effacé de ceux qui ne sont plus. C'est un tribut de reconnaissance pour les morts, et une exhortation aux vivants de mériter cet hommage. Sous l'inspiration d'une amitié trop vive, la vérité peut sans doute y perdre quelquefois; mais ses droits subsistent même dans l'exagération de l'éloge. Rien ne ressemble à une satire comme une louange non méritée.

Le collègue dont je vais vous entretenir n'a jamais paru à nos séances. Retenu à la campagne par son grand âge, il suivait pourtant nos travaux avec intérêt. Son premier ouvrage avait paru il y a plus d'un demi-siècle, et, malgré ce terme si éloigné, rien ne lui était étranger dans le monde actuel de la science et de l'érudition. Musicien habile, dessinateur élégant et ingénieux, il unissait les aptitudes les plus diverses. Il savait la géographie en homme qui a accompagné tous les explorateurs du globe. L'histoire naturelle n'avait pas de secrets pour lui, et il avait encore trouvé du temps pour étudier les langues savantes. Et cependant, malgré des titres si divers, malgré les formes les plus spirituellement bienveillantes, malgré l'estime acquise par la plus noble et la plus généreuse vie, tout le monde n'a pas connu M. de Montbron. Plusieurs l'ont jugé sur quelques apparences, sur quelques goûts qui avaient leur raison d'être dans son esprit, car il ne donnait rien au hasard. Qu'il me soit donc permis de révéler à tous les secrets de cette âme élevée. Pasteur, pendant quelques années trop courtes, de la paroisse qu'il habitait, honoré de son amitié, j'ai lu dans ce cœur voilé de modestie, j'ai été l'instrument de ses charités; nul ne le vit de plus

près que moi. En payant cette dette de reconnaissance je fais acte de justice. Notre département a perdu un des hommes qui l'honoreront le plus devant l'avenir.

M. le comte DE MONTBRON naquit, vers 1768, au château d'Horte, près de Montbron en Angoumois. Destiné de bonne heure à la carrière des armes, il fit ses études dans cette école militaire d'où sont sortis tant d'hommes éminents, et où cependant l'enseignement était donné par des religieux. En se reportant par la pensée vers ces premières années dont le souvenir est si durable, M. de Montbron exprimait constamment le regret d'avoir commencé de vivre en un siècle trop peu religieux, où une éducation incomplète, continuée par un monde trop frivole, laissait sans défense tant d'âmes qui allaient pourtant avoir à traverser la redoutable épreuve des révolutions. M. de Montbron, riche d'un esprit vif et rapide et de la plus heureuse des mémoires, fit des études brillantes. A seize ans, outre les connaissances classiques, il possédait les mathématiques, et il savait la fortification comme un ingénieur. Quelques dessins d'école qu'il produisit alors subsistent encore, et, après deux tiers de siècle écoulés depuis leur exécution, nous les avons vus admirés par les juges les plus compétents. Sa position de naissance et de fortune, servie par d'éclatants succès obtenus dans les concours, lui ouvrit les rangs de l'armée, et, selon son expression, il était officier dans un âge où la plupart des hommes ne sont encore que des écoliers.

Nous touchons à la partie délicate de la vie de M. de Montbron; mais il est facile d'en parler après qu'un besoin si éclatant de stabilité a montré la valeur du dévoûment et de l'honneur. M. de Montbron émigra: «Notre tort, disait-il, fut de nous donner un point de ralliement en dehors de la France cette conduite, que nous dûmes subir, fut une maladresse, et non un crime nous ne combattions pas la France, mais les tyrans qui l'opprimaient ».

On le vit à Quiberon, lorsqu'un jeune officier se jetait à la nage pour faire cesser le feu de la flotte anglaise, parce qu'il décimait l'armée républicaine sans servir la cause royale. A-t-on admiré la générosité de ce jeune militaire qui vint héroïquement reprendre sa place abandonnée sur parole, et s'exposer à la mort, suite de la violation d'une capitulation! M. de Montbron y était. Fait prisonnier à deux reprises, il fut, comme ses compagnons, condamné à mort, et sur le point de subir le dernier supplice. Il nous a laissé le récit de son évasion; et il faut lire ces pages trop courtes pour apprendre à le connaître. Son sang-froid, sa présence d'esprit, aidés par le

courage désintéressé de plusieurs jeunes personnes, lui permirent de s'évader la veille du jour où il devait être fusillé. Peu de récits réunissent autant d'intérêt. Une narration calme, sereine, tout empreinte d'intelligence, fait mieux ressortir encore la gravité et l'horreur de cette épouvantable situation et de cette époque lugubre. Les divers mobiles des actions humaines s'y montrent dans tout leur jour en des personnages différents. A quelque point de vue qu'on se place, on ne peut qu'admirer la générosité de l'auteur. Ces pages, publiées en 1815, ne portent pas la trace du moindre ressentiment. La bienveillance s'y montre partout, sans exclure le trait vif, inattendu, mais adouci. C'est ainsi qu'à l'état-major M. de Montbron regretta de trouver ce qu'on trouve trop souvent à la cour : un grand orgueil fondé sur de petites différences.

M. de Montbron put atteindre la Hollande. Grâce à des habitudes de tempérance qui ne se sont pas démenties, il n'y connut pas le besoin. De là il gagna Bordeaux sous un déguisement, et songea à utiliser son talent de dessinateur pour venir en aide à ses compagnons d'exil plus pauvres que lui. Déjà une exposition publique de ses dessins lui avait valu la clientelle d'un pensionnat important, lorsqu'un faux avis le fit partir pour Paris on lui annonçait mal à propos que son nom venait d'être effacé de la liste des émigrés. Il reconnut son erreur trop tard; mais aborder résolument la préfecture de police et son secrétaire, obtenir à prix d'or la délivrance de la fatale liste, fut pour lui l'affaire d'une première résolution. « Ce jour-là, disait-il plaisamment, je fis le contraire des voleurs de grand chemin je sauvai ma vie et celle d'autrui, mais je livrai ma bourse. >>

La main d'un guerrier illustre, conduite par la Providence, rétablissait l'ordre dans notre patrie; M. de Montbron put recueillir quelques débris de son patrimoine, et se livrer sans contrainte à ses goûts studieux. Son premier ouvrage, les Scandinaves, date de cette époque il parut en 1804. Il prit dès lors l'habitude, interrompue seulement en ces dernières années, de passer à Paris une grande partie de la mauvaise saison. Ce séjour mettait à sa disposition les ressources immenses des bibliothèques publiques, et le rapprochait des savants de toute sorte, en la compagnie desquels il se plaisait, parce qu'il y était en famille. Il étudia jusqu'au dernier jour, et à plus forte raison en ses années de première ardeur.

La police finit par s'en inquiéter. Que faisait à Paris, de quoi vivait cet homme d'habitudes modestes, en apparence sans ressources, et devant lequel s'ouvraient cependant les salons du beau

monde et les cabinets des érudits? Un employé supérieur lui fut dépêché « Monsieur, lui dit-il en l'abordant, j'aurais pu vous faire suivre par mes émissaires; mais je suis un ancien militaire, et j'ai préféré vous demander à vous-même, avec la franchise d'un soldat, ce que vous faites ici ». Pour toute réponse, M. de Montbron, entr'ouvrant un des in-folio empilés sur sa table, lui dit : « Vous le voyez, j'étudie l'hébreu ». Ce n'était pas une défense ingénieuse comme celles qui contribuèrent à le sauver à Quiberon. Plusieurs années après, on put se convaincre de sa sincérité lorsque parurent ses Essais sur la littérature des Hébreux. Cet ouvrage, en trois volumes, est son meilleur titre littéraire. Des traductions du texte sacré, faites directement sur la langue originale, y sont accompagnées de commentaires piquants. L'élégance et l'esprit s'allient en ces pages dans une mesure qui en rend la lecture très-attrayante.

des

Cette publication prouverait une fois de plus que, pour les esprits fortement trempés, des goûts studieux ne sont pas incompatibles avec la possession d'une grande fortune. Car M. de Montbron était riche alors la restauration lui avait rendu son magnifique château et la forêt d'Horte, et, dans une alliance heureuse, l'héritière de trois familles lui avait porté, avec une fortune territoriale considérable, des qualités solides qui feront toujours bénir son nom. Cet établissement donnait à M. de Montbron la jouissance de plusieurs châteaux. Le plus petit de ses manoirs, Montagrier, était une construction en ruines du xve siècle. La position en était remarquable : perchée sur de gigantesques rochers, elle commandait le cours de la Gartempe, qui formait plusieurs îles à ses pieds. Au couchant, collines à pentes variées se reliaient à des prairies en plaine, et de toutes parts l'œil était récréé par un paysage verdoyant et étendu où courait une rivière torrentueuse. La beauté du site inspira à M. de Montbron la pensée de reconstruire ce manoir. Sous une forme moderne, la petite habitation s'éleva au milieu d'un bouquet de fleurs. Les plantations réussirent au-delà de toute espérance. Ces arbres énormes, et qu'on croirait séculaires, ont été plantés par M. de Montbron il y a quarante ans à peine. C'est sa main habile qui a fait contraster les formes et les feuillages, qui a emprunté leur verdure et leurs fleurs à tous les climats, qui a distribué dans les massifs ces serres et ces cages destinées, de loin comme de près, à charmer le regard.

Le succès de ses plantations fixa sa résidence. Il abandonna, pour ne plus l'habiter, son château de La Côte-Mézières, et Montagrier reçut des embellissements de plus en plus considérables. L'araucaria,

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