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L'APOSTOLAT DE SAINT MARTIAL.

Apostolus ergo sit nobis, quia et erat antiquis.
(As, archiep. Bituric., in concil. Lemov. 11.
-HARDOUIN, Concil., T. VI, p. 877.)

La question de l'apostolat de saint Martial, ou, pour parler plus exactement, la question de l'époque où saint Martial a été envoyé pour prêcher dans les Gaules, n'est pas seulement une question fondamentale pour l'histoire religieuse du Limousin et des autres provinces de l'Aquitaine qui reconnaissent saint Martial pour leur apôtre c'est une question de premier ordre pour l'histoire générale elle-même, car elle se rattache de la manière la plus intime à ce grand problème historique : « A quelle époque le christianisme a-t-il été prêché pour la première fois dans les Gaules? » Cette question de l'apostolat est d'autant plus intéressante que jusqu'ici, malgré les plus savantes controverses, la solution en a paru indécise, et que les juges les plus compétents ont pu dire pour leur dernier mot: Adhuc sub judice lis est (1): c'est un point sur lequel on ne peut encore se prononcer.

Or il ne peut être indifférent, à aucun point de vue, de savoir d'une manière positive à quelle époque le christianisme a été prêché dans les Gaules par ces évêques-missionnaires que les traditions de diverses provinces font venir du temps des apôtres et de leurs successeurs immédiats, et dont Grégoire de Tours retarde la mission jusqu'au milieu du nr siècle. Tillemont a dit avec beaucoup

(1) Quo vero sæculo in Gallias venerit Martialis dictus Aquitanorum apostolus, primone an tantum tertio, quove anno obierit, controvertitur inter recentiores chronographos. Joannes Cordesius libellum in eam rem edidit, quem latinitate donatum in altera parte Ecclesiastica Galliarum Historiæ vulgavit illustrissimus Franciscus Bosquetus, Monspeliensis episcopus alii quoque deinceps eamdem quæstionem agitarunt, et adhuc sub judice lis est. (LABBE, de Scriptor. Eccles., ed. 1660, T. II, p. 59-60.)

de raison que c'est là « un des points les plus importants pour l'histoire de l'Eglise Gallicane ». Sans doute la sainteté de saint Martial et des autres évêques que Grégoire de Tours lui donne pour compagnons ne serait pas diminuée parce qu'ils auraient vécu deux siècles plus tard: mais on conçoit aisément qu'il est plus glorieux pour une Eglise de se greffer par son origine aux temps apostoliques, et de pouvoir dire « Je suis fille des apôtres », que de dire seulement : « J'ai reçu l'enseignement du christianisme à une époque où les lumières évangéliques étaient répandues sur tout le monde romain, et même au-delà ». Assurément plusieurs Eglises de France n'auraient pas défendu avec tant de chaleur leurs traditions sur ce point si elles n'avaient vu dans cette antiquité d'origine un blason illustre auquel elles devaient tenir, et un titre de noblesse qu'elles ne pouvaient abdiquer.

Coup d'oeil historique sur la question.

Saint Martial a-t-il reçu sa mission au 1° siècle? A-t-il été envoyé par saint Pierre lui-même, comme l'a enseigné constamment la tradition du Limousin et de toute l'Aquitaine, ou bien n'a-t-il été envoyé que sous l'empire de Dèce, au milieu du siècle, comme le raconte Grégoire de Tours? Il n'est pas de point d'histoire qui ait été, dans notre province, plus chaudement débattu, plus vivement controversé. Jusqu'au XVIIe siècle, on avait cru simplement à la tradition du pays sans la discuter: au commencement du xvIIe siècle, le chanoine Descordes, une des illustrations scientifiques du Limousin, trouvant dans la Vie de saint Martial, composée sous le nom de saint Aurélien, des manières de parler qui montraient suffisamment que cette légende n'était ni un monument du er siècle ni l'œuvre du successeur de saint Martial, s'imagina que la tradition du pays découlait, comme de son unique source, de ce livre apocryphe; et, d'autre part, lisant dans Grégoire de Tours que saint Martial n'avait reçu sa mission qu'au milieu du m° siècle, sous le consulat de Dèce et de Gratus, il fit une savante dissertation (1)

(1) On trouve cette dissertation, traduite en latin par Bosquet, dans l'Histoire Ecclésiastique des Gaules (1636, part. II, p. 50). En 1676, le P. Bonaventure la donna en français dans son Histoire de saint Martial (T. 1, p. 145 et suiv.); et, en 1709, le P. Papebroch publia la traduction latine, en l'accompagnant de remarques judicieuses, dans la collection des Bollandistes. (Acta SS., T. V junii, p. 538-541.)

pour renverser la tradition locale, et soutenir l'opinion historique de Grégoire de Tours. Son principal argument était celui-ci : « La tradition de l'apostolat de saint Martial n'est pas ancienne : elle ne remonte pas au-delà du x° siècle, car, avant cette époque, on n'en rencontre pas de vestiges: la véritable tradition, l'ancienne tradition du pays, c'est celle qui est consignée dans Grégoire de Tours, c'est-à-dire celle qui ne fait remonter la mission de saint Martial qu'à l'empire de Dèce, vers l'an 250 ». Cette dissertation, courte, méthodique, pleine de critique et d'érudition, obtint le plus grand succès auprès des savants. Traduite en latin par François Bosquet, alors lieutenant-général de Narbonne, et insérée par lui dans son Histoire Ecclésiastique des Gaules, elle fut vantée par Launoy et tous les écrivains de son école (1). Pour réfuter Descordes, et venger la tradition de l'apostolat, le P. Bonaventure de Saint-Amable fit paraître, en 1676, un volume in-folio de près de 700 pages à deux colonnes. Cela nous montre l'importance qu'on attachait alors à cette question. Malheureusement le P. Bonaventure n'avait ni la haute raison, ni le coup d'œil critique, ni la méthode, ni même la politesse de son adversaire. Son ouvrage, où l'on trouve des recherches consciencieuses et de l'érudition, mais une érudition mal digérée, n'obtint aucun crédit auprès des savants: le livre de Descordes eut toutes les faveurs de l'opinion.

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D'autres joûteurs entrèrent en lice. Pierre Benoît, seigneur de Compreignac, esprit caustique et critique sévère, qui se déguisait sous le pseudonyme de Maldamnat, réfuta les erreurs historiques qu'il croyait voir dans la Table Chronologique de Collin, et en particulier la mission de saint Martial au rer siècle (1668). Le théologal de Saint-Junien lui répondit par une apologie en forme, dans laquelle il s'attachait à prouver l'apostolat: toutefois il le fit avec moins d'érudition que le P. Bonaventure. Ce dernier fut encore réfuté par un chanoine de Clermont, J. du Fraisse, qui, dans son ouvrage sur l'Origine des Eglises de France, publié en 1688, soutint l'opinion historique de Grégoire de Tours.

Du reste ce n'était pas seulement la tradition du Limousin qui était alors mise en question, c'étaient les traditions de beaucoup d'autres provinces de France, qui prétendaient faire remonter l'origine de leur Eglise aux temps apostoliques. Aussi une controverse analogue s'établissait-elle à Paris entre les savants au sujet de saint Denys,

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premier évêque de cette ville, qu'une tradition du ixe siècle prétend être saint Denys l'Aréopagite, et dont Grégoire de Tours retarde la mission jusqu'au milieu du me siècle. L'aréopagitisme de saint Denys était vigoureusement attaqué par le célèbre jésuite Sirmond (1) et par le fameux Launoy, le dénicheur de saints, qui faisait une guerre acharnée à toutes les vieilles légendes (2). D'autre part, les bénédictins Millet (3) et Hugues Ménard (4), André du Saussay, évêque de Toul (5), défendaient avec plus de zèle que de succès la tradition de saint Denys l'Aréopagite.

Cependant un homme de la plus grande valeur comme érudit et comme critique, l'illustre de Marca, archevêque de Toulouse, se posa en défenseur éclairé des traditions des diverses Eglises de France; et, dans sa lettre à Henri de Valois (6), publiée en 1658, il porta les plus rudes coups au système historique qui s'appuie sur Grégoire de Tours, et il présenta en faveur de sa thèse les meilleurs arguments qui aient été donnés sur la question.

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Malgré cette thèse vigoureuse, les savants, dans la seconde moitié du XVIIe siècle et dans le cours du xvIII, se sont montrés assez divisés sur ce point. Le P. Labbe (1660), après avoir pesé les raisons pour et contre, disait à propos de l'apostolat de saint Martial « C'est encore une question indécise, adhuc sub judice lis est (7) ». Le docte Mabillon (1675) se prononçait contre Grégoire de Tours au sujet de saint Denys, dont il assigne la mission sous saint Clément, à la fin du rr siècle (8). Noël Alexandre (1677), marchant sur les traces de l'illustre de Marca, attaqua Grégoire de Tours sur l'époque de la mission de saint Trophime d'Arles, de saint Paul de Narbonne, de saint Martial, de saint Denys (9); il fut suivit dans cette voie par les deux savants correcteurs des Annales de Baronius,

(1) Dissertatio de duobus Dionysiis, 1641 : Opera Sirmondi, édit. 1690, T. IV, p. 358.

(2) De duobus Dionysiis, etc.

(3) Vindicata Ecclesiæ Gallicanæ de suo Dionysio Gloria, 1638.

(4) Diatriba de unico Dionysio, 1643.

(5) Martyrologium Gallicanum.

(6) Cette lettre a pour titre : De tempore prædicatæ primum in Gallias fidei. -- Baluze la fit réimprimer, avec deux autres dissertations du même prélat, en 1669: on la trouve dans la collection des Bollandistes (Acta SS, T. \ junii, p. 544–552). (7) De Scriptor. Eccles., T. II, p. 60.

(8) Vetera Analecta, in-folio, p. 223.

(9) In Hist. Eccles. sæc. 1, dissert XVI, propos. 1. (Hist. Eccl., T. III, p. 160.)

Antoine et François Pagi, dont le dernier fit, sur la mission de saint Denys sous le pape saint Clément, des observations aussi solides que judicieuses (1). D'autres savants, et en plus grand nombre, Ellies du Pin, Baillet, Tillemont, dom Ruinart, etc., embrassèrent chaudement le parti de Grégoire de Tours toutefois, parmi les partisans de cet historien, quelques-uns n'adoptèrent qu'incomplètement sa tradition historique c'est ainsi que Fleury, dans son Histoire de l'Eglise, fit ses réserves à propos de saint Trophime d'Arles et de saint Paul de Narbonne (2); Longueval, dans son Histoire de l'Eglise Gallicane (3), et Denys de Sainte-Marthe, dans le Gallia Christiana (4), abandonnèrent résolument Grégoire de Tours sur l'article de saint Trophime, un des sept évêques que cet historien fait venir avec saint Martial au milieu du n° siècle. Le P. Papebroch (1709), « ce critique redoutable et d'une sévérité outrée » (5), qui fut chargé de rédiger, dans la collection des Bollandistes, l'article de saint Martial, se contenta de publier la dissertation de Descordes contre l'apostolat, et la lettre de P. de Marca « sur l'époque où le christianisme a été prêché pour la première fois dans les Gaules »; il accompagna ces deux savantes thèses de ses propres remarques; mais, à l'exemple du P. Labbe, il n'osa pas trancher la question d'une manière définitive. Notre illustre et savant compatriote le P. Honoré de Sainte-Marie (1713), après avoir examiné la valeur respective des arguments présentés, d'une part, par les champions de Grégoire de Tours, de l'autre, par les partisans de saint Denys l'Aréopagite, prétendait que le système des aréopagitiques était le mieux fondé en témoignages, et que l'opinion des grégoriens l'emportait au point de vue des conjectures et des vraisemblances (6). Les savants bénédictins dom Vaissette et Claude de Vic (1730), dans leur Histoire du Languedoc, tout en suivant Grégoire de Tours, convenaient « que cet historien peut s'être trompé, et que les sept évêques peuvent être venus dans les Gaules successivement et en divers temps ». « Nous n'entreprendrons pas d'examiner, ajoutaient-ils, la grande question touchant l'époque

(1) Critica in Annales Baronii, an. 834, T. III.

(2) Hist. Eccl., L. II, n. VII.

L. VI, n. XLIX, T. I, éd. in-4°.

(3) Hist. de l'Eglise Gallic., Dissert. prélim., 1'e prop, T. I.

(4) Gallia Christ., T. I, col. 519.

(5) Dom GUÉRANGER, Hist de sainte Cécile, 2e édit. p 385.

(6) Réflexions sur les règles et l'usage de la critique, T. I, 2 partie, diss. VII, art. 5, p 256.

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