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mis et d'admirateurs, devait mourir lorsque mouraient la fortune et la puissance de Napoléon.

A raison même de son goût et de son respect pour les faits particuliers, qui sont comme la menue monnaie de l'histoire, M. Dumazeau se montrait fort difficile à leur égard, délicat dans ses choix, et circonspect à l'excès lorsqu'il fallait s'en servir: il ne leur donnait place et droit dans ses croyances qu'après une soigneuse vérification. N'ayant que de la froideur pour les opinions douteuses, il les traitait sans ménagement, et ne leur accordait pas même une silencieuse tolérance, qui, devenant sciemment complice des erreurs historiques, contribue à les propager en ne les désapprouvant pas d'assez haut; il ne flattait pas davantage ses amis, alors même que sa condescendance aurait été excusée par les influences et les apparences de l'amour du pays natal; et vous vous souvenez, Messieurs, de sa franche exclamation prononcée à votre séance du 28 avril 1851 << N'en croyez pas les Marchois sur l'antiquité de la Marche. Jouilleton a hasardé beaucoup d'opinions qui n'ont pas de fondement, et M. Baraillon a inventé beaucoup de choses qui n'existaient pas (1)». Amicus Cato, sed magis amica veritas.

Le mémoire que M. Dumazeau a publié dans le deuxième Bulletin de la Société contient sa profession de foi sur les vieilles chroniques : « Celles qui ont subi le grand jour de l'impression, dit-il, conservent elles-mêmes beaucoup des fables et des exagérations qui caractérisent presque tous les écrits du moyen-âge; mais leur confrontation avec d'autres recueils de fables opposées, et surtout les annotations des savants du xvi et du xvir siècle ont fait justice des mensonges et des erreurs se rapportant à l'histoire générale. Les chroniques imprimées n'ont conservé de crédit pour leurs fables qu'en ce qui intéresse quelques vanités locales peu disposées à critiquer ce qui les flatte. Le temps est venu de purger notre histoire des traditions que la raison ne saurait avouer. Nous allons en attaquer quelques-unes sans ménagement, et en nous défendant de ce patriotisme mal entendu qui croit honorer son passé en abdiquant son intelligence actuelle. »>

Ces considérations générales, dont la dernière est une pensée fort élevée, servent de préambule à la curieuse dissertation sur la mort

(1) Bulletin de la Société Archéologique, T. III, page 139. M. Jouilleton est auteur de l'Histoire de la Marche et du pays de Combraille. M. Baraillon, ancien député de la Creuse, a publié, en 1806, des Rech rches sur plusieurs monuments celtiques et romains du centre de la France.

de Richard-Coeur-de-Lion. Selon sa loyale manière de discuter, M. Dumazeau commence par réunir les récits des auteurs originaux qui font autorité, l'Auteur anonyme de l'Histoire des rois francks, Gervais de Cantorbéry, Roger de Hoveden, Rigord, et l'annaliste du Limousin le père Bonaventure de Saint-Amable. Tous, et même le docteur John Linguard, ont écrit que c'était par un motif de basse cupidité, et dans le but de s'approprier d'immenses trésors appartenant au vicomte de Limoges, que le puissant roi d'Angleterre avait interrompu sa marche militaire du Poitou sur la Normandie pour venir assiéger en personne la misérable tour de Chalus. M. Dumazeau, plus juste à l'égard de ce terrible homme de guerre, repousse cette ignoble accusation, et démontre jusqu'à l'évidence que Richard-Coeur-de-Lion, entraîné, il est vrai, par un sentiment tout aussi peu chrétien que celui de la cupidité, par la vengeance, se détourna sur le Limousin avec son armée de Brabançons, non comme un avide pillard, mais en suzerain outragé qui veut punir deux vassaux félons, le vicomte de Limoges et le comte d'Angoulème, qui venaient de se confédérer contre lui avec le roi PhilippeAuguste.

Il fallait que la conviction de M. Dumazeau sur ce point historique fût bien profonde pour qu'il se décidât à disculper de la sorte le plus impitoyable des dominateurs anglais dans l'Aquitaine. Mais il avait tant d'équité d'esprit qu'il disait constamment tout ce qui lui semblait être la vérité, malgré les vives blessures qu'auraient pu en recevoir ses préjugés d'honneur national et de patriotisme. Si toutes les vérités utiles à l'humanité avaient été dans la main de M. Dumazeau, il l'aurait ouverte au lieu de la fermer; car il portait haut et noblement la conscience de l'historien, et l'assimilait à celle du juré venant déclarer devant les hommes ses convictions telles qu'il les a. En effet enlevez aux lecteurs cette confiance à la bonne foi de l'historien, que leur restera-t-il? Des doutes, de continuelles velléités d'examen, c'est-à-dire des ténèbres, des incertitudes, des incrédulités.

C'est à dessein que nous nous sommes servi du mot patriotisme pour exprimer l'attachement vivace de M. Dumazeau pour les souvenirs traditionnels de l'ancienne Aquitaine. Il s'était singuliè– rement épris de l'histoire de cette grande contrée, dont le Limousin formait l'avant-poste; elle était comme la patrie de sa pensée d'antiquaire. Chez lui le sentiment du juste dominait les autres sentiments: aussi tout déplacement du droit traditionnel opéré par la violence lui semblait une coupable usurpation: il n'admettait pas que la force

heureuse dût prévaloir contre le droit, sans lequel il ne peut exister ni propriété privée ni administration publique.

« On révolterait notre monde civilisé, écrivait-il, si l'on racontait avec le cynisme des contemporains la longue et cruelle usurpation qui déposséda et détruisit la race de Clovis au profit de la race des Karls et des Pépins... Les Pépins firent un indigne abus du funeste principe de la mairie du palais.... Cette mairie absorba successivement toutes les attributions de l'autorité royale, et éteignit la royauté même par des moyens si habilement combinés qu'on les comprend à peine chez des hommes ignorants et barbares (1). »

:

Ainsi commence la dissertation sur Waïffre, le dernier prince d'Aquitaine de la race de Clovis, et sur la lionne de l'église de St-Sauveur à Limoges. Un peu plus loin nous lisons cette remarque si judicieuse : « La formation du royaume d'outre-Loire que possédait Alaric lorsqu'il fut attaqué par Clovis, et sur lequel régnait Waïffre, n'était pas purement accidentelle elle était déterminée par des limites naturelles et par une grande conformité de mœurs, d'idiomes et de traditions entre les divers peuples qui habitaient cette région. Les causes qui réunissaient ces peuples, et qui les séparaient de la Gaule septentrionale-orientale, étaient si nombreuses et si constamment agissantes que douze siècles ont à peine suffi pour les faire disparaître... Rien n'est mieux marqué dans notre histoire que la nationalité aquitanique (2). »

Il a été donné aux hommes de l'âge de M. Dumazeau d'assister, dans l'espace d'un quart de siècle, aux terribles épreuves que Bossuet appelle les extrémités des choses humaines. Sans doute c'est un triste et salutaire spectacle que celui d'un grand peuple aux prises avec l'adversité; mais n'est-il pas plus instructif et plus salutaire de voir un grand peuple, croyant à sa force et s'y confiant avec ardeur et persévérance, défendre la sainte cause de la liberté et de la patrie, et en assurer le triomphe? Pour tous les cœurs généreux, la haine de la domination étrangère est l'aliment du patriotisme; et ce noble sentiment débordait par ce qu'il a de plus louable dans les écrits comnie dans la pensée de M. Dumazeau. Yous venez de l'entendre, l'esprit vigoureusement aquitain, déplorer, à propos de la défaite de Waïffre, la perte de la nationalité aquitanique; mais, lorsque les peuples d'outre-Loire, devenus Français de cœur vers la fin du XIV siècle, se mettent à résister à la domination

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anglaise, M. Dumazeau retrace avec une satisfaction vraiment patriotique le tableau de leurs continuels efforts d'affranchissement, et démontre que l'Aquitaine, malgré les victoires décisives d'Edouard III et du prince Noir, ne souffrit jamais qu'impatiemment et en frémissant leur domination et celle de leurs successeurs.

« Pendant le règne d'Edouard III, dit-il, l'Aquitaine s'éloigna du plus fort pour se rapprocher du plus faible, et protester pour le malheur contre la fortune. Elle se trouva française de sentiment après la funeste bataille de Poitiers, après le dernier traité de Bretigny, et plus encore après la rupture de ce traité, rupture qu'elle provoqua elle-même..... Les procédés des Anglais avaient réduit l'Aquitaine à l'état de province conquise, et l'avaient profondément humiliée. Or l'humiliation n'abat pas une nation généreuse : elle l'irrite, et la pousse à l'insurrection... Le sentiment français se propageait, et acquérait de l'énergie en Aquitaine à mesure qu'il semblait se restreindre et s'affaiblir dans la France proprement dite. Quand la capitale de ce royaume se laissa gouverner par une faction anglaise; quand le petit-fils d'un roi de France, un duc de Bourgogne, eut assez oublié l'honneur de sa nationalité et de sa dynastie pour mettre la couronne de Philippe-Auguste sur la tête d'un roi d'Angleterre, l'Aquitaine recueillait avec amour le représentant de cette nationalité presque éteinte, le continuateur salique de cette dynastie déshéritée. Charles VII, chassé de la vieille France, passa la Loire, et trouva au-delà toute une France nouvelle (1). »

Nous ne nous lasserions pas de citer textuellement les écrits de M. Dumazeau, et vous, Messieurs, ne vous lasseriez pas d'entendre ces citations, je le sais; mais je sais aussi qu'en toutes choses la sobriété est un mérite, et que je ne puis avoir droit à être écouté de vous avec indulgence qu'en évitant l'excès même dans le bien.

Il y a vingt ans, le jour où mourut l'auteur des Révolutions du globe, le grand Georges Cuvier, un de ses plus savants collègues, le géomètre Legendre, disait à l'Institut Voilà une mort qui nous rapetisse beaucoup. Est-ce que, en présence du vide que la mort de M. Dumazeau fait au milieu de nous, Messieurs, vous ne seriez pas tentés de répéter ces mêmes paroles, plus expressives qu'un éloge officiel? Oui, la mort de M. Dumazeau nous rapetisse singulièrement; car aucun de nous, que je sache, n'a étudié aussi à fond que lui les temps mérovingiens et le moyen-âge; le moyen-âge, époque de compositions et de décompositions politiques, fournaise

(1) Bulletin Archéologique, T. III, pages 36 et 37.

toujours en ébullition d'où la France est sortie débarrassée de ses langes féodales, une et unie monarchiquement, constituée en corps de nation, et fièrement armée de toutes pièces, comme la Minerve antique sortant du cerveau de Jupiter. M. Dumazeau considérait dans le moyen-âge l'origine du plus grand mouvement social qui ait eu lieu depuis l'établissement du christianisme jusqu'à la révolution de 4789; il en savait l'histoire, il l'écrivait, il en parlait à la manière des bénédictins et selon la doctrine de son maître, M. Brial; il appartenait donc à la haute école des Sisinondi, des Barante, des Guizot, des Augustin Thierry, des Michelet, esprits fermes, lumineux, sincères, qui ont retrouvé le plus d'anciennes vérités à la clarté de l'esprit de réflexion, à la lumière des évènements et au flambeau de l'histoire.

M. Dumazeau, membre fondateur de notre Société Archéologique, était un des plus assidus à vos séances, et se montra tout de suite au nombre des collaborateurs les plus utiles à la rédaction du Bulletin. Dès qu'il prenait une obligation lui imposant une certaine quantité de travail, on pouvait être assuré qu'il aurait toujours le temps de le faire, et même il était rare qu'il ne l'eût pas terminé plus tôt qu'on ne le lui avait demandé : c'est qu'il possédait le plus riche fonds de connaissances, et qu'un seul jour d'un homme instruit est plus long que la plus longue vie d'un ignorant. D'après sa disposition d'esprit et la direction de ses études favorites, M. Dumazeau préférait les vieux livres et les vieux manuscrits aux livres modernes et aux pages un peu trop systématiques de Mably, de Dubos, de Thouret et même de Montesquieu. Dès qu'il faisait, dans ses lectures, la rencontre d'un personnage peu connu au moyen-âge, lui présentant un air de vie original, un caractère individuel tranché, il éprouvait pour ce personnage une véritable sympathie, et s'occupait aussitôt d'en retracer les traits et les actions. Il en était de même pour les évènements, quelque peu importants qu'ils parussent au premier coup-d'œil; la couleur locale en histoire lui causait une émotion d'artiste, et il sentait le besoin d'en étudier curieusement les causes et les effets. Il travaillait de suite au même sujet, faisait des extraits de tout ce qu'il lisait, et y ajoutait ses propres réflexions: de là cette foule de longues annotations, de manuscrits, de mémoires, qui, destinés malheureusement à rester en portefeuille, manqueront à notre instruction.

M. Dumazeau avait reçu depuis peu de temps le titre de membre correspondant de l'Académie d'Archéologie de Belgique. Ce titre, qu'il n'avait point ambitionné, lui fut doublement précieux, puisqu'il

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