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des devoirs des riches à l'égard des pauvres; sur ce point, il trace des lignes éloquentes et dignes des Pères de l'Eglise : « L'état de ceux qui se trouvent, dit-il, dans la société et sans >> biens, et dans l'impuissance de travailler pour y subsister, >>> fait un engagement à tous les autres d'exercer envers eux >> l'amour mutuel, en leur faisant part d'un bien où ils ont >> droit. Car tout homme étant de la société, a droit d'y vivre; » et ce qui est nécessaire à ceux qui n'ont rien, et qui ne » peuvent gagner leur vie, est, par conséquent, entre les >> mains des autres, d'où il s'ensuit qu'ils ne peuvent sans » injustice le leur retenir (1). »

Ces idées sont hardies, larges et fécondes; on pouvait alors les proclamer sans danger; car, à cette époque, les passions populaires n'avaient pas encore exploité cette théorie de la charité pour s'en faire une arme dangereuse; quand personne ne songeait à attaquer la propriété, il était permis de parler avec moins de ménagement que maintenant des devoirs des riches à l'égard des pauvres; aussi Domat revientil plusieurs fois sur ce principe « que c'est un devoir indis» pensable à ceux qui peuvent secourir les pauvres de leur >> donner de cette part qui est en leurs mains (2). »

Ces citations suffisent pour montrer qu'au xvIIe siècle la jurisprudence donnait la main à la théologie pour défendre les droits des peuples, sans ébranler le principe d'autorité; c'est à cette alliance que la société doit d'avoir été préservée à cette époque des malheurs qui, vers la fin du siècle suivant, ont été la conséquence des théories subversives enseignées par les écoles philosophiques antichrétiennes dont les doctrines exercèrent une influence si fatale et si désastreuse sur les institutions religieuses et politiques.

(1) Traité des lois, chap. IV, no 4.

(2) Droit public, p. 152.

SECTION III.

THÉORIE ANTICHRÉTIENNE DE DROIT PUBLIC DES PHILOSOPHES DU XVIII SIÈCLE.

Les idées chrétiennes sur les relations entre les gouvernants et les gouvernés, proclamées par les théologiens et adoptées par les jurisconsultes, furent combattues à outrance par les philosophes du xvIIe siècle, qui avaient déclaré la guerre au Christianisme et à toutes ses doctrines. La grande différence qui sépare les théories chrétiennes des jurisconsultes du xviie siècle, des théories antisociales des philosophes du xviure, c'est que ceux-ci partent d'un point de vue stérile et égoïste, en proclamant sans cesse et en élevant très-haut les droits de l'homme, tandis que dans le siècle précédent c'était l'idée du devoir qui prédominait, c'est-à-dire l'idée féconde et chrétienne, par excellence, car elle se compose de sacrifices, de résignation, de victoires à remporter sur soimême.

Dans la grande croisade prêchée contre le Christianisme par les philosophes du xvIII' siècle, les démolisseurs de cette époque attaquèrent tous les principes qui servaient de base à la société, par des arguments que nos démolisseurs modernes ont renouvelés de nos jours; dans l'impossibilité de reproduire les différentes théories qui se sont succédé, nous nous contenterons d'exposer le résumé du système qui a rencontré les plus nombreuses sympathies dans les rangs du socialisme au XIXe siècle.

Suivant J.-J. Rousseau, la société moderne a été fondée sur des principes opposés à la nature de l'homme, d'où résulte une situation factice, un état anormal; le monde a fait fausse route. Errer au fond des bois, se nourrir de fruits et de racines, ne prendre conseil que des penchants naturels, ne connaître ni les entraves des lois, ni les chaînes de la famille,

ni

l'esclavage du travail; s'endormir sur le sol humide, sans souvenir du passé, sans souci de l'avenir; telles sont les maximes paradoxales sur lesquelles le philosophe de Genève établit l'état de nature qui, selon lui, constituait la condition primitive du genre humain.

Il faut l'entendre développer ces théories dégradantes, sur lesquelles il revient sans cesse: « En considérant l'homme, dit-il, tel qu'il a dû sortir des mains de la nature, je vois un animal moins fort que les uns, moins agile que les autres, mais, à tout prendre, organisé de la manière la plus avantageuse de tous je le vois, se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas; et voilà ses besoins satisfaits........ Les hommes, dispersés parmi les animaux, observent, imitent leur industrie, et s'élèvent ainsi jusqu'à l'instinct des bêtes, avec cet avantage que chaque espèce n'a que le sien propre, tandis que l'homme, n'en ayant peut-être aucun qui lui appartienne, se les approprie tous... (1). »

Ainsi, voilà l'homme, descendant d'un seul coup au niveau de la brute. Quelle distance entre le sauvage de Rousseau et l'homme créé à l'image de Dieu que nous montre la Genèse ! quelle différence entre l'homme de la nature et le chrétien régénéré par la doctrine de Jésus-Christ!

Voilà donc l'homme primitif parfaitement heureux. Vivant en dehors de toute société, les hommes n'avaient nulle correspondance entre eux, ni aucun besoin d'en avoir (2). Le sauvage vivait tranquille; son cœur ne lui demande rien, son imagination ne lui peint rien; il n'a aucune idée de l'avenir, quelque prochain qu'il puisse être; dans cette situation, comment le sauvage a-t-il pu concevoir le dessein de renoncer à ce genre de vie qui faisait sa félicité ? Comment

(1) Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, œuvres compl., éd. Daliban, tom. I, p. 225, 251.

(2) Ouvr. cit., p. 244.

a-t-il pu élever sa pensée à la hauteur d'une combinaison qui, prévoyant tous les actes de la vie, fixe les destinées des générations futures? Le philosophe répond que cette étonnante résolution doit être attribuée « à quelque funeste hasard, » qui, pour l'utilité commune, eût du ne jamais arriver (1).» Sans prendre la peine de dire quelles furent les circonstances qui firent surgir ce funeste hasard, Rousseau commente les clauses du Contrat social, dont les sauvages conçurent un jour la merveilleuse idée. Rappelons sommairement les principales théories de ce Contrat social.

Jadis l'homme vivait isolé dans les bois. Sa liberté naturelle lui donnait un droit illimité à tout ce qui le tentait, à tout ce qu'il pouvait atteindre ; elle n'avait d'autres bornes que les forces de l'individu (2). Aujourd'hui l'état de nature se trouve remplacé par l'état de société ; l'homme est né libre et partout il est dans les fers (3); partout il rencontre des lois, des freins, des maîtres.

Comment ce changement s'est-il accompli? Qu'est-ce qui peut le rendre légitime? Dira-t-on que le genre humain a cédé à la force? Que les tyrans ont eu l'art de transformer la force en droit et l'obéissance en devoir ? Ce ne serait pas résoudre le problème. La force est une puissance physique ; et l'on ne voit pas quelle moralité peut résulter de ses effets. Si c'est la force qui fait le droit, l'effet change avec la cause, et toute force qui surmonte la première, succède à son droit. Le plus fort aura toujours raison. Or, qu'est-ce qu'un droit qui périt quand la force cesse ? A ce titre, le pistolet d'un bandit est aussi une puissance (4).

Soutiendra-t-on que le genre humain a aliéné sa liberté auprofit des rois ? L'hypothèse est inadmissible. Aliéner, c'est

(1) Ouvr. cit., 2o partie, p. 286.
(2) Contrat social, liv. 1er, ch. 8.
(5) Id., liv. Ier, ch. 1er.

(4) Id., liv. Ier, ch. 3.

donner ou vendre. Un homme qui se fait esclave d'un autre, se vend tout au moins pour sa subsistance. Mais pourquoi les peuples se vendraient-ils à des chefs qui, loin de nourrir la nation, tirent leur subsistance des sueurs de leurs sujets ? Ceux-ci donneraient donc leurs personnes à condition qu'on leur prît aussi leur bien. D'un autre côté, dire qu'un homme se donne gratuitement, c'est avancer une chose absurde et inconcevable; un tel acte serait nul, par cela seul que celui qui le ferait ne serait pas dans son bon sens. D'ailleurs, quand chacun pourrait s'aliéner soi-même, il ne pourrait aliéner ses enfants, et moins encore les générations futures. Renoncer à la liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme, c'est répudier les droits imprescriptibles de l'humanité ! « Un peuple, dit Grotius, peut se donner un roi; selon Grotius, ce peuple est donc un peuple, avant de se donner un roi.... Avant donc d'examiner l'acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d'examiner l'acte par lequel un peuple est un peuple (1). »

S'abritera-t-on derrière un prétendu droit de guerre ? Dirat-on que le vainqueur ayant le droit de tuer le vaincu, celui-ci peut racheter sa vie aux dépens de sa liberté? Ajoutera-t-on que cette convention est d'autant plus légitime qu'elle tourne au profit des deux parties? Nouvelle chimère ! Le droit de conquête, sous quelque face qu'on l'envisage, n'a d'autre fondement que la loi du plus fort; il ne peut donc, pas plus que l'aliénation volontaire, légitimer la soumission des individus et des peuples. La guerre n'est pas, d'ailleurs, une relation d'homme à homme, mais une relation d'Etat à Etat. Or, il s'agit ici de l'origine même du premier Etat que les hommes aient songé à organiser (2).

Quelle est donc la base réelle de la société civile? Selon Rousseau, c'est un contrat formulé dans les termes suivants: << Chacun

(1) Contrat social, liv. Ier, ch. 4 et 5.

(2) Id., liv. Ier, ch. 4.

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