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TITRE II.

DU DROIT PUBLIC DEPUIS LE CHRISTIANISME.

Quand le Christianisme recueillit l'héritage du paganisme, et accepta la tâche de reconstituer la société sur une base nouvelle, il entreprit une œuvre dont le succès ne pouvait être que lent, difficile, et sans cessé compromis par les désordres de toute espèce qui arrêtaient la marche de la civilisation, et frappaient d'impuissance tous les efforts pour donner quelque stabilité aux institutions; alors, en effet, les relations sociales n'étaient fondées que sur des intérêts mesquins et égoïstes; les relations de famille elles-mêmes ne reposaient que sur une organisation anormale, souvent opposée au droit naturel; les rapports du gouvernement avec les sujets n'étaient déterminés que par la force, ou tout au plus par des règlements excessivement mobiles. Ce qui aggravait encore ces difficultés, c'est que le Christianisme n'ayant point enfanté la société au milieu de laquelle il agissait, ne pouvait exercer sur elle et sur son gouvernement qu'une autorité limitée, souvent contrariée par l'opposition des lois civiles et des mœurs du paganisme. Aussi, pour triompher de ces obstacles et soumettre tous les hommes à la loi chrétienne, il intervint, tantôt directement, pour rappeler à tous les chrétiens les devoirs qui leur étaient imposés et les droits qui leur étaient acquis, et tantôt indirectement, pour faire pénétrer dans la législation civile et dans le droit public, des dispositions conformes aux maximes de l'Evangile.

Comme il n'entre pas dans notre plan de montrer d'une

manière approfondie, et avec de très-grands détails, quelle a été l'influence du Christianisme sur le droit public, nous nous contenterons de traiter, dans cinq chapitres, les questions qui se rapportent plus directement à ce sujet, en suivant l'ordre logique qui sera naturellement indiqué par les matières mêmes que nous aurons à développer (1).

(1) Ici se présentent plusieurs questions de droit public, telles que celles relatives à la constitution de la famille, de l'esclavage, de la propriété, et au prêt à intérêt, qui devraient occuper une place importante dans ce livre; cependant, comme ces diverses questions se rapportent également aux institutions sociales, il nous a semblé logique de renvoyer cette étude à la place qui lui appartient plus naturellement, c'est-à-dire au IVe livre; nous nous contenterons d'exposer sommairement, dans le dernier chapitre de ce second livre, quelle a été la condition des diverses classes de la société, afin de montrer comment était organisée la hiérarchie des personnes, et, en même temps, pour préparer le lecteur aux explications qui seront données plus loin.

CHAPITRE I.

THÉORIE CHRÉTIENNE DE DROIT PUBLIC D'APRÈS LES THÉOLOGIENS

ET LES JURISCONSULTES CATHOLIQUES.

OPINIONS ANTIchrétiennes DES PHILOSOPHES DU XVIII SIÈCLE.

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Les idées chrétiennes qui doivent inspirer les dispositions du droit public ont été défendues successivement par les théologiens catholiques au moyen âge, et par les jurisconsultes français au xvie et au XVIIe siècles; elles ont été attaquées plus tard avec violence par la philosophie du xvme siècle; nous allons essayer de donner une courte analyse des différentes opinions qui ont été successivement soutenues sur ce sujet.

SECTION Ire.

THÉORIE CHRÉTIENNE DE DROIT PUBLIC D'APRÈS LES THÉOLOGIENS CATHOLIQUES.

Les principales questions de droit public se rapportent soit à la forme des gouvernements, soit à l'autorité des lois, soit aux relations qui doivent exister entre les gouvernants et les gouvernés; or, les théologiens catholiques ont traité ces questions avec une sagesse et une lucidité justement admirées par nos publicistes modernes.

I. Tout le monde sait que le Christianisme ne s'est jamais opposé au développement légitime d'aucune forme de gouvernement. Son divin fondateur, en déclarant que son

royaume n'est pas de ce monde, a voulu faire connaître à ses disciples l'obligation qu'il leur imposait de se soumettre aux gouvernements établis, abstraction faite de leur origine et de leur forme. Aussi, l'Eglise condamne-t-elle les tendances de certains hommes de parti, qui veulent faire de ses doctrines une sorte d'arsenal dans lequel ils cherchent des armes pour frapper leurs adversaires, et assurer le succès de la cause qu'ils soutiennent. Elle respecte également les gouvernements monarchiques et les démocraties; en aucun temps, elle n'a condamné les institutions populaires, comme on l'a soutenu quelquefois; sans doute, elle repousse une démocratie turbulente, qui ne songe à fonder les droits du peuple que sur la ruine des institutions religieuses, et qui ne voit de liberté possible qu'avec les principes de l'athéisme ou de l'irréligion; mais elle ne flatte pas le despotisme monarchique, qui souvent lui fut plus hostile que les excès populaires euxmêmes.

On ne saurait donc répéter trop souvent que la religion et la liberté, loin de s'exclure, se donnent la main pour se soutenir réciproquement; l'homme, en effet, est d'autant plus digne de liberté qu'il est plus religieux et plus moral; quand il trouve en lui, dans sa conscience, un frein puissant contre la violation des lois et contre les excès auxquels ses passions pourraient le porter, il n'est pas nécessaire que l'autorité civile intervienne pour le contraindre à des actes dont sa raison lui montre la convenance et la nécessité, ou pour lui faire éviter des fautes dont sa conscience lui fait connaître la gravité; une nation religieuse et morale peut être gouvernée par un pouvoir paternel, laissant une large part à la liberté individuelle, tandis qu'un peuple impie et dépravé ne saurait être conduit que par un bras de fer; sans une dictature inflexible, il tombera dans l'anarchie.

C'est là une vérité que saint Augustin rappelle dans son livre Du libre arbitre; il soutient que le gouvernement popu

laire ne peut exister que chez une nation consciencieuse, morale et religieuse, et que le désordre des mœurs et l'irréligion d'un peuple le conduisent infailliblement au despotisme dictatorial; voici ce qu'il dit, dans un dialogue avec Evode :

<< AUGUSTIN. Les hommes ou les peuples ont-ils par hasard >> une nature telle qu'ils soient tout à fait éternels, et ne puis>> sent ni périr ni changer? >>

<< EVODE. Qui peut douter qu'ils ne soient sujets à l'action >> du temps? >>

<«< AUGUSTIN. Donc, si le peuple est grave, modéré, si d'ail>> leurs il a un tel souci du bien commun que chacun préfère >> la convenance publique à son utilité propre, n'est-il pas >> vrai qu'il sera bon d'établir dans la loi que ce peuple choi>> sira lui-même les magistrats pour l'administration de la >> république? »

«EVODE. Certainement. >>

<< AUGUSTIN. Mais si ce même peuple vient à se pervertir » de telle manière que les citoyens mettent le bien public >> après le leur propre, s'il vend ses votes, si, corrompu par >> des ambitieux, il livre le commandement de la république » à des hommes pervers, criminels comme lui, n'est-il pas >> vrai que, s'il se trouve un homme droit, et d'ailleurs puis>>sant, cet homme fera bien d'ôter à ce peuple la puissance » de distribuer les honneurs, pour concentrer ce droit aux » mains d'un petit nombre de gens de bien ou même d'un

>> seul? »

<«< EVODE. Il n'y a pas de doute. »>

<< AUGUSTIN. Cependant, comme ces lois paraissent très-oppo>>sées, l'une accordant au peuple le droit de conférer les hon»neurs, l'autre le lui ôtant; puisque, d'ailleurs, elles ne peu» vent être en vigueur en même temps, devrons-nous dire, >> par hasard, que l'une de ces lois est injuste, ou qu'il n'a pas » été convenable de l'établir? »>

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