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mination.J'imagine que les vaisseaux flûtes, métamorphosés tout à coup en vaisseaux de ligne, ne doivent pas occasionner tant de regrets. J'ai encore entre mes mains environ quatre-vingts mémoires, qui proviennent de ses correspondances avec MM. l'abbé Terray, Turgot, de Clugny, Necker et Calonne; j'ai été assez heureux pour me procurer ces marques du grand intérêt qu'il a pris dans tous les temps à la chose publique; et, s'il le juge à propos, je déposerai successivement ces mémoires, avant de les faire imprimer, non pas à l'Assemblée, ceci n'en vaut pas la peine, mais chez un notaire ou telle autre personne publique qu'il lui plaira de choisir.

(M. Dupont veut parler, la partie droite réclame l'ordre du jour. Il parvient cependant à se faire entendre.)

M. Dupont (de Nemours). L'Assemblée ayant la police de ses membres, doit accorder à celui qui est inculpé la faculté de se justifier. M. l'abbé Maury vous a dit, avec sa fidélité ordinaire, que j'ai eu des correspondances avec tous les ministres; celle que j'ai eue avec M. l'abbé Terray, c'est l'interdiction de la liberté d'écrire. M. de Clugny m'a également persécuté. Quant aux autres, j'y étais forcé par le devoir des places que j'occupais. Revenons à l'objet principal qui m'a fait prendre la parole; je dis qu'une lettre écrite par un particulier, soit au ministre, soit à une autre personne quelconque, ne cesse pas d'être sa propriété. M. l'abbé Maury fera de mes mémoires l'usage qui peut convenir à sa délicatesse; je ne démens point les papiers qu'il a cités, mais les inductions qu'il ea a voulu tirer: enfin je ne cesse de réclamer ma propriété, et je demande que M. l'abbé Maury soit tenu de déposer aux archives les lettres et mémoires qu'il dit avoir à moi.

M. Ræderer. Je ne pense pas, comme M. Dupont, que les lettres écrites aux ministres ou à toute autre personne quelconque, soient la propriété de celui qui les a écrites; je crois au contraire qu'elles appartiennent à la partie quelconque du ministère à laquelle elles ont été adressées, et au dépôt public dans lequel elles ont été établies: mais je dis que ce serait violer la foi publique, la morale, les égards que nous devons à nos collègues, que de souffrir qu'un tiers, qu'un homme indifférent à une telle correspondance...

(De grands murmures s'élèvent de la partie droite. MM. de Foucault, de Fumel, etc., veulent empêcher M. Roederer de parler.)

L'Assemblée, consultée, décide que M. Roederer sera entendu.

M. Ræderer. M. l'abbé Maury vous a déclaré qu'il se disposait à faire imprimer quatre-vingts mémoires de M. Dupont; comme il est présumable qu'il ne fera pas de ceux-ci un usage plus nécessaire à la chose publique que celui dont il nous a donné connaissance, nous ne pouvons pas nous dispenser de censurer la divulgation des pièces qui n'appartenaient pas même au ministre, et je demande qu'il soit interdit à M. l'abbé Maury, comme à toute autre personne, de citer aucune lettre ou mémoire particulier d'un membre de cette Assemblée, sans son agrément. Il n'est pas inutile d'observer en finissant, que si entre les agents qui ont approché du ministère, il ne s'en était trouvé que de la trempe de M. Dupont, nous n'aurions jamais eu les édits du 8 mai 1788, et nous n'aurions pas les libelles infâmes qui se distribuent chaque jour.

(M. Roederer est applaudi par une partie de l'Assemblée).

Il n'est pas donné suite à la réclamation de M. Dupont.

M. le Président. Dans sa séance du samedi 3 avril, l'Assemblée n'a décrété que le principe relatif à la liberté du commerce de l'Inde, en sorte qu'il reste à décider sur plusieurs des articles contenus dans le projet de décret qui vous a été soumis par votre comité d'agriculture et de commerce. Je vais consulter l'Assemblée pour savoir si elle entead passer maintenant à la discussion des articles.

M. Defermon. Le travail du comité d'imposition sur les droits de traite, sera soumis incessamment à l'Assemblée; je regarde donc comme nécessaire de renvoyer, après l'examen du tarif sur toutes les marchandises, la discussion des articles proposés par le comité d'agriculture et de commerce, afin que ce comité puisse se concerter avec celui d'imposition.

M. le marquis de Foucault. Ceci ne nous empêche pas d'abolir sur-le-champ le privilège de Lorient. Je propose d'étendre la liberté des retours à tous les ports du royaume; j'ajoute que si l'on tarde à se prononcer sur cet article, on occasionnera des frais à toutes les villes maritimes, qui vont nous envoyer des députés extraordinaires pour réclamer cette liberté, qui est la conséquence de la suppression du privilège de la compagnie des Indes.

M. Le Chapelier. Je commence par déclarer que je suis opposé à toute espèce de privilège et que le privilège d'un port est tout aussi condamnable que celui d'une compagnie ou d'un particulier. Donc, si le port de Lorient a un privilège, il faut le détruire; mais, si c'est à cause de la commodité de ses entrepôts et de ses magasins qu'on y a fixé les retours, il faut y faire une attention particulière. D'ailleurs, la fraude sur les droits que nous allons établir sera plus difficile dans un seul port que dans vingt, il faudra moins d'employés pour la prévenir, et ces motifs me déterminent à conclure au renvoi aux deux comités réunis.

M. Le Couteulx de Canteleu. La décision de tous les objets relatifs aux droits de traite exige un temps trop long; il faut fixer un terme qui ne puisse dépasser huit jours; c'est dans ces conditions, et indépendamment de ce qui concerne les traites, que je demande le renvoi des articles proposés aux deux comités réunis d'agriculture et du commerce et d'imposition.

(Cette proposition est mise aux voix et adoptée.) L'Assemblée décrète :

Que les articles qui font partie du décret proposé par le comité d'agriculture et de commerce seront envoyés à l'examen de ce comité et à celui du comité des impositions, et que le rapport en serait fait à l'Assemblée dans la séance du vendredi 16 de ce mois.

M. le Président rappelle que l'ordre du jour st la discussion sur la nouvelle organisation du pouvoir judiciaire, et pose la question de la manière suivante :

Admettra-t-on des jurés en matière civile comme en matière criminelle ?

M. le baron de Jessé. Si le droit est fondé

sur la force publique, la société a le droit de parler; elle ne peut le faire qu'autant qu'elle est offensée, il faut qu'elle le déclaré ou le fasse déclarer en son nom par un nombre de personnes capables de répandre sur le délit autant de lumíères que la société entière, c'est-à-dire par un tribunal. Il faut que l'accusé puisse récuser ses juges. Il n'est pas moins nécessaire que leurs suffrages soient unanimes. Rappelez-vous bien qu'ils représentent l'opinion publique, et qu'il faut qu'elle soit une; autrement il s'ensuivrait que, dans un jugement rendu à la pluralité de sept juges contre cinq, l'accusé serait condamné par deux personnes. Mais, me dira-t-on, on ne condamnerait personne. Dites qu'on ne condamnera aucun innocent. - M. Duport a développé l'établissement des jurés. Est-il en notre pouvoir de refuser une institution bienfaisante, sans laquelle la liberté n'est qu'un mot vide de sens et une pompeuse chimère ? On peut bien, en payant quelques deniers de plus, se rédimer de la vexation du fisc; tandis que la main de la justice nous presse dans tous les moments de notre existence, et qu'à la voix d'un ennemi elle peut nous laisser gémir dans l'horreur des cachots. Ne sommes-nous donc pas encore las de ces assassinats juridiques que nous avons tant de fois déplorés ? Que de milliers de malheureux ont été condamnés par la barbarie de nos lois! Ne négligeons donc point d'établir des jurés, hâtons-nous, nous serions comptables du sang qui peut être versé avant les jours de cette salutaire institution. Si la raison et l'humanité, qui réclament les jugements par jurés, ne suffisaient pas pour vous déterminer, j'attesterais l'expérience de l'Angleterre, qui fait de cette institution la base des on droit commun. Les Anglais en sont tellement enthousiastes, qu'ils avancent que n'étant pas libres par leur constitution, ils le sont par l'établissement de leurs jurés. Ils appellent les jugements des jurés les jugements du peuple cu les jugements de Dieu.

Pour nous, libres maintenant, et qui voulons le demeurer, nous sentirons enfin combien est formidable le droit de juger les hommes. Si le devoir du juge est de poursuivre le citoyen lorsqu'il est coupable, le devoir du législateur est de mettre le juge dans l'impuissance de prévariquer. Il faut que l'homme, qui doit être prosterné devant la loi, soit toujours libre devant l'homme; ainsi, le grand vœu de la société sera accompli. Je conclus à l'adoption des jurés.

M. Prugnon. Les deux premières questions de la série proposée par M. Barrère de Vieuzac et adoptées par l'Assemblée, se confondent nécessairement. Il faut les examiner toutes deux ensemble. Y aura-t-il des jurés en matière civile ? y en aura-t-il en matière criminelle? En matière criminelle, ceux qui les demandent ont pour eux tous les hommes instruits, tous les esprits droits, tous les cœurs vertueux; ceux qui les refusent n'ont pour eux que les bourreaux. En matière civile, peut-on les adopter dès ce moment? L'une des premières sciences des législateurs est le choix du moment. Un talent précieux pour le législateur est l'à-propos. Une institution convenable pour un peuple qui sort des mains de la nature ne peut nous convenir à l'instant. Le sol de la France n'est pas préparé pour recevoir cette plante native d'Angleterre, et transportée d'Angleterre en Amérique. Commencez par réformer vos lois, votre code d'instruction; créez une éducation nationale; faites des hommes propres à cette institution, et vous pourrez alors essayer de la naturaliser

parmi vous; rappelez-vous cette charmante idée de Fontenelle, qui représentait la vérité comme un coin, en présentant ce coin par la partie la plus mince, il entre peu à peu, autrement il n'entrera jamais. Si donc vous voulez établir les jurés sur-le-champ et dans un moment aussi peu opportun, vous ne réussirez point, et vous vous priverez du succès que vous auriez pu obtenir en différant. Mais sur quoi délibérons-nous? On nous propose de décréter l'établissement des jurés; il faudrait savoir comment ils seront établis.

Assisteront-ils à l'instruction? seront-ils choisis par le peuple ou par les parties? pourront-ils ètre récusés sans motif? jugeront-ils à l'unanimité? seront-ils renfermés dans une chambre sans feu et mis à la diète? enfin quelle est l'acception propre du mot juré? Entend-on les jurés de M. l'abbé Sieyes, ceux de M. de Condorcet? qu'on s'explique. L'Assemblée ne peut délibérer sur ce qu'elle ne connaît pas. Toutes les causes du despotisme judiciaire sont anéanties; vouloir attaquer ce despotisme c'est vouloir combattre ce qui n'est plus ne raccommodons pas le vaisseau en entier pendant une tourmente. Ne pourrait-on pas seulement exiger que les jurés décidassent séparément le fait et le droit? En matière criminelle, on remonte du fait à la loi; en matière civile de la loi au fait; ainsi il faudrait mettre au civil le juge en premier ordre, et les jurés en second ordre. C'est contre l'impatience du bien et le désir du mieux qu'il faut nous armer. Un grand homme disait qu'Elisabeth avait dans l'esprit une collection de législateurs: eh bien, quand cette Assemblée serait une collection d'Elisabeths, encore faudrait-il éviter l'idée ou la chimère de la perfection: méritons le bel éloge que Tacite donnait à son beau-père Agricola. « Il a vaincu la plus grande difficulté, celle de ne pas outrer la sagesse.» Imitons le conquérant de l'Asie..... Je sais qu'une constitution devrait être une seule et grande pensée, comme l'univers; la nature ne nous a pas encore donné son secret. Cessons de travailler en marqueterie, c'est notre défaut habituel; jetons en bronze. Je conclus et je demande qu'en ordonnant aux juges de juger de fait et de droit, la question soit ajournée jusqu'après la réforme du code; et, dans le cas où l'ajournement ne serait pas adopté, je désirerais que M. Duport nous apprit quelles seront les formes et les fonctions des jurés; ne soyons pas les copistes serviles de l'Angleterre et de l'Amérique; délibérons ; mais avant de délibérer sachons sur quoi nous délibérons.

M. Pétion de Villeneuve. On propose de faire revivre parmi vous la belle institution des jurés, quand on vient vous dire que nous ne devons pas être de serviles imitateurs; je réponds qu'on ne vous a cité les nations voisines que pour yous prouver que cette institution est praticable. Il est certain qu'elle est utile, qu'elle est précieuse pour la liberté publique et pour la liberté individuelle. Est-elle sans inconvénients? Voilà le problème qu'il faut résoudre. L'établissement des jurés en matière criminelle éprouvera peu d'obstacles; le fait s'y distingue facilement de l'application de la loi. En matière civile, il ne faut pas dissimuler les objections. On vous a dit : « Craignez de compromettre cette belle institution. » Si elle peut être compromise, sans doute il faut différer. Je désirerais, comme le préopinant, un pian de jury tellement arrêté, que les opinions pussent se former et les idées se fixer. Un projet vous a

été présenté, il n'a point été lu; on nous l'a imprime, distribué; c'est celui de M. l'abbé Sieyes, il mérite bien de fixer l'attention de l'Assemblee. Il y a au civil des affaires où le fait se dist ngue aisément du droit; le plus souvent le droit et le fait sont confondus; souvent encore le juge a selement à prononcer sur le point de droit. Voici quelle pourrait être la ligue de démarcation entre les juges et les jurés : le rapport serait fait aux jurés dont les juges sanctionneraient le jugement.... M. l'abbé Sieyes a bien senti la nécessité de passer insensiblement de l'ancien ordre à l'ordre nouveau; il a proposé un article conçu en ces termes : « Quant à présent, et jusqu'à ce que la France soit purgée des différentes coutumes qui la divisent, et qu'un nouveau code complet et simple ait été promulgué pour tout le royaume, tous les citoyens connus aujourd'hui sous le nom de gens de loi, et actuellement employés en cette qualité, seront de droit inscrits sur le tableau des éligibles pour les jurys. »

Ce mode me semble plus simple et plus sûr pour franchir un passage aussi difficile; alors les craintes du préopinant seront anéanties, cette belle institution sera assurée et nullement compromise.

M. Anthoine. Messieurs, si je prouve qu'il n'existe pas de liberté civile sans l'établissement des jurés, il faudra convenir qu'un des principaux devoirs de l'Assemblée nationale est d'adopter cette sublime institution pour base principale de son système judiciaire.

D'abord, qu'est-ce que des jurés? ce sont des hommes élus par la confiance de leurs concitoyens dans toutes les classes de la société, soit pour un temps limité, soit même pour l'instruction d'une seule cause, dont les fonctions s'étendent sur toutes les questions de fait que peut entraîner une procédure, une contestation, et qui prononcent: 1 s'il y a lieu à l'action ou à l'accusation; 2. si le demandeur ou l'accusateur a prouvé le fait sur lequel repose sa demande ou sa dénonciation. Les jurés sont donc, en quelque manière, des représentants du peuple, et leur décision est une espèce d'acte de notoriété publique; de telle sorte que lorsque les jurés prononcent qu'un fat est prouvé, c'est comme si la plus grande partie des habitants de la ville ou du canton avaient reçu la preuve de ce fait. De là vient en partie l'extrême confiance qu'obtient le jugement des jurés.

Autre motif de confiance; les jurés inconnus à toutes les parties, jusqu'à l'instant qui les rassemble, n'ont pu être ui sollicités, ni séduits, et qui, s'ils délinquent, n'ont pas l'assurance de l'esprit de corps pour se mettre à l'abri de la punition chacun peut être juré à son tour; les parties peuvent en récuser la plus grande partie sans être dans la nécessité d'en exposer les motifs. Ce jugement préparatoire, qui porte qu'il y a lieu ou non à délibérer, ne peut être rendu que par douze jurés au moins, et le jugement définitif qui prononce que le fait est ou n'est pas prouvé doit être rendu à l'unanimité de tous les jurés. Le travail du juge ne commence que là où finit celui des jurés. Son devoir se borne à appliquer la loi au fait sur lequel il n'y a pas de doute.

Telle est en abrégé l'institution des jurés chez nos voisins; ils la regardent comme le rempart de leur liberté; aussi leur gouvernement qui, comme tous les autres, tend sans cesse à usurper les droits de la nation, a-t-il tenté de faire détruire, non l'établissement des jurés, on ne l'eût osé, mais un de ses points principaux, l'unanimité 1 SÉRIE, T. XII.

exi-ée pour le verdict ou jugement définitif. II est aisé de sentir avec quelle énergie une pareille teutative a dù ètre repoussée.

M. Anthoine a fait sentir ensuite la différence qu'il y a entre l'ordre judiciaire qui admet les jurés et celui qui n'a que des juges, en ce que le premier sépare le jugement de la question de fait du jugement de la question de droit, tandis que le second confond toujours ces deux questions dans un mê ne jugement rendu par les mêmes hommes, ce qui établit l'arbitraire et l'incertitude dans les jugements: il réfute la proposition faite auparavant d'obliger le juge à prononcer séparément sur les deux questions.

Mais s'est-il écrié, c'est retomber dans l'arbitraire, si les juges peuvent prononcer qu'il n'y a pas de question de fait; le droit et le fait se lieront tellement dans leur esprit, que ce jugement d'une des questions aura la plus grande influence sur le jugement de l'autre. Le juge qui aura prononcé sur le fait en faveur d'une partie, sera entraîné à lui donner des succès sur la question de droit.

On oppose contre les jurés, qu'on ne doit pas associer le peuple aux fonctions de la judicature.

Mais la nation doit retenir les portions de pouvoir dont l'exercice lui est possible, et le juge nent des questions de fait est de ce nombre ainsi qu: l'élection des jurés et des juges. Cette disposition loin de confondre les pouvoirs est très utile pour tempérer et contenir celui des juges, par une surveillance et une action continuelles. Quant aux causes où il n'y a pas de question de fait et où les parties sont d'accord sur les faits, elles seront portées immédiatement devant les juges; et cela prouve que l'établissement des jures doit essuyer moins de difficultés, n'étant pas d'une activité journalière en matière civile.

Une autre objection se présente. Les citoyens occupés voudront-ils sacrifier leur temps, Lurs travaux, aux fonctions de jurés ? Mais quel homme ne sentira pas l'avantage d'échanger le malheur d'avoir sa fortune, son honneur et sa vie sous l'empire de l'arbitraire, contre l'obligation de négliger ses occupations pendant quelque temps de l'année? L'honneur d'être investi de la confiance de ses concitoyens, est-il donc une chimere? Et puisque le patriotisme a créé en un instant des maires et des officiers municipaux, pourriez-vous craindre de ne pas trouver des jurés?

Même sous l'ancien régime, la nécessité des jurés au civil s'était fait sentir, dans les descentes, les visites des lieux, les reconnaissances d'héritage, les vérifications d'écriture et dans les expertises de tous les genres. Qu'étaient les experts, si ce n'est de véritables jurés qui prononçaient sur des questions de fait? Ainsi le despotisme lui-même avait découvert la route qui doit nous conduire à l'établissement des jurés et c'est à cette institution que je conclus.

M. le Président annonce que la suite de la discussion est renvoyée à demain onze heures du

matin.

La séance est levée à trois heures.

35

ASSEMBLÉE NATIONALE.

PRÉSIDENCE DE M. LE BARON DE MENOU.

Séance du mardi 6 avril 1790 (1).

La séance est ouverte à onze heures du matin.

Un de MM. les secrétaires fait lecture des adresses dont la teneur suit:

Adresse des religieux de la charité des provinces d'Auvergne et du Bourbonnais, qui adhèrent avec la plus respectueuse reconnaissance aux décrets de l'Assemblée nationale, et particulièrement à celui qui les rend à la société. « Mais, disent-ils, quel que soit, Nosseigneurs, le sort que vos décrets nous destinent, nous ne pouvons méconnaitre nos devoirs et nos engagements envers la société; nous ne cesserons, même après la dissolution de notre état, si le nouvel ordre de choses l'exige, de donner aux malheureux confiés à nos soins, tous les secours que commande impérieusement l'humanité. »

Adresse de la communauté d'Hendicourt; elle offre, pour sa contribution patriotique, la somme de 2,448 liv. 13 s.

Adresse de la Chartreuse du Val Sainte-Marie, de Bouvante en Dauphiné; elle fait le don patriotique de la somme de 5,000 livres et de ving-hit marcs d'argenterie; elle se plaint que les communautés voisines ont usurpé ses bois, et réclame la protection de l'Assemblée.

Adresses des nouvelles municipalités des communautés de la Baffe en Lorraine, de Montmartre, de Serres en haut Dauphiné, d'Etalle, d'Etables, de Capelles, de Bomont, d'Annonay en Maine, de Saint Julien, de Venssal, de Chenonceaux, de Musinan en Bugey, d'Allevard en Dauphiné; des villes de Louviers et de Rimont en Languedoc.

De la communauté de Corent en Auvergne; elle demande, ainsi que plusieurs communautés voisines, l'érection de son annexe, en cure.

De la communauté de Sablonnière en Brie; indépendamment du produit des impositions sur les ci-devant privilégiés, elle offre, pour sa contribution patriotique, la somme de 1,909 livres. Elle annonce que les pauvres, et même les mendiants, ont fait un généreux effort, et auraient rougi de n'ètre poiut inscrits sur la liste des contribuables.

Les communautés de Perignat en Auvergne et de Mazé en Anjou; elles font le don patriotique du moins imposé au profit des anciens taillables. La communaute de Mazé offre, en outre, pour sa contribution patriotique, la somme de 3,364 liv. 4 s. Des communautés de Cuzorn, Bonneuil-lesTreilles, Sauveterres, Blanquefort et Saint-Fron en Agenois; elles sollicitent leur réunion pour la formation d'un canton.

De la communauté de Sainte-Mague, département de Bordeaux; elle demande la suppression du régime odieux de la taille personnelle.

Procès-verbal de la prestation de serment civique des habitants de la ville de Verdun-surSaône, et du bourg de Guignes en Brie.

Adresse de la communauté de Villevieille en Languedoc; elle offre, pour sa contribution patriotique, la somme de 450 livres.

Adresse du bataillon des chasseurs royaux du

(1) Cette séance est incomplète au Moniteur.

Dauphiné, en garnison à Romans, qui, sur l'invilation des gardes nationale, de la ville d'Auxonnes d'adhérer à leur fédération, ont délibéré qu'ils s'unissaient avec transport à l'adresse des gardes nationales de la fédération de la ville de Romans.

«L'Assemblée nationale, disent-ils, verra avec joie que par toute la France la milice soldée et la milice nationale font le même vœu pour le rétablissement de l'ordre et l'exécution de ses décrets, et que, pour l'une comme pour l'autre, l'amour de la liberté est inséparable de l'amour de leur roi. »

Adresse des citoyens actifs, tanneurs et mégissiers de la ville de Romans.

Ils offrent à l'Assemblée nationale le tribut de leur vive reconnaissance en faveur du décret qui abolit l'impôt sur les cuirs, et la supplient de recevoir l'assurance de leur inviolable fidélité en vers la nation, la loi et le roi, de leur soumission aux paiements des impôts qui ont été établis, et du sacrifice qu'ils offrent à la patrie, de leurs vies, de leurs fortunes, pour le maintien des décrets de l'A-semblée nationale.

Adresse des officiers municipaux de la ville de Die en Dauphiné, qui, après avoir présenté à l'Assemblée l'assurance de leur soumission respectueuse pour tous ses décrets, s'engagent à donner à leurs concitoyens l'exemple de la fidélite la plus inviolable au meilleur et au plus cher des rois, au respect le plus sincère pour les lois, et promettent, au nom du pat iotisme qui distingue les habitants de leur province, le paiement le plus exact des impôts.

Adresse de la commune de Chanteloup, qui, soumise avec respect à la Constitution décrétee par l'Assemblée nationale, et acceptée par le meilleur des rois, et pénétrée de reconnaissance pour tant de généreux travaux si courageuseinent en repris, et si constamment soutenus pour le bonheur des Français, offre à la patrie une contribution patriotique, payable en trois paiements, aux termes fixés par le décret. Cette commune observe qu'aucun de ses habitants ne po sède 400 livres de revenu, et que la grêle et l'épizootie, qui désolent leur contrée, sont les malheureuses excuses qu'ils emploient pour justifier la modicité de leur offre.

Adresse de M Dulaure, qui fait hommage à l'Assemblée des quatre pre uiers volumes d'une description de la France, et se félicite d'avoir à présenter, dans la suite de cet ouvrage, le tableau de la France régénérée par ses représentants, succédant à celui de la France malheureuse et avilie par le despotisme.

M. le Président annonce que M. le garde des sceaux vient de lui adresser la note des décrets auxquels le roi a donné sa sanction. Il est fait lecture de la note.

Ele contient que le roi a donné sa sanction: 1. Au décret de l'Assemblée nationale, du 25 du mois dernier, portant que les commandants, lieutenants de roi, majors, aide-majors et sousaide-majors des places de guerre, en activité, continueront d'être payés de leurs appointements; 2° Au décret du 27, qui autorise la municipa lité de Besançon à faire un emprunt de 150,000 livres, sans intérêts;

3° Au décret du même jour, portant établissement d'une nouvelle commission du Béaru, composée de dix-huit députés, à l'effet de procéder à l'assiette des impositions pour l'année 1790;

4° Au décret dudit jour, portant établissement d'une pareille commission pour le pays de Soule;

5° Au décret du dit jour, concernant la contribution patriotique;

6° Au décret dudit jour, qui autorise les officiers municipaux de Valenciennes à faire un emprunt de 120,000 livres ;

70 Au décret dudit jour, qui autorise la municipalité de Martel à faire un rôle de contribution pour secourir les pauvres;

8 Au décret dudit jour, qui déclare que la connaissance du délit, dont est prévenu le sieur Dambert, appartient à la sénéchaussée de Marseille;

9o Au décret dudit jour, pour le rétablissement des droits de traite dans la ville et le port de Lorient;

10° Au décret du 28 sur la formation de la nouvelle municipalité de Vercel en FrancheComté;

11° Au décret du 29, concernant les pouvoirs des commissaires du roi, chargés de surveiller et de diriger la formation des administrations de département et de district;

12° Audécret du 30, portant que les collecteurs recevront pour comptant les quittances du don gratuit, en déduction de l'imposition des ecclésiastiques pour les six derniers mois de l'année 1789;

13 Au décret du même jour, portant que les accusés condamnés par jugements prévôtaux à quelques peines, autre toutefois que des peines afflictives, seront provisoirement élargis.

M. le garde des sceaux transmet à M. le président trois expéditions en parchemin, pour être déposées dans les archives de l'Assemblée nationale:

1o D'une proclamation sur le décret concernant les magistrats qui composaient la dernière chambre des vacations du parlement de Rennes ;

2o De lettres-patentes sur le décret du 22 du mois dernier, concernant l'emploi des dons patriotiques;

30 Enfin, de lettres-patentes sur le décret du même jour, relatives au service public de l'année 1790.

Signé: CHAMPIon de Cice,
Arch. de Bordeaux.

Paris, ce 5 avril 1790.

M. le prince de Broglie, secrétaire, fait lecture du pro ès-verbal de la séance d'hier. Il est adopté sans réclamation.

M. de Folleville. Je demande que le comité d'imposition soit chargé de comprendre dans le rapport qu'il doit faire sur les traites, les precautions nécessaires pour empêcher la diminution graduelle des revenus provenant de la vente du tabac en France, afin d'éviter de surcharger encore la propriété territoriale d'un impôt de 40 millions.

M. le marquis d'Estourmel. Comme conséquence de l'abolition des privilèges, je crois que l'Assemblée doit prendre un parti très prompt sur le remplacement définitif de la ferme du tabac, et charger, à cet effet, le comité des finances de se concerter avec celui d'agriculture et du com

merce.

M. de Coulmiers, abbé d'Abbecourt. J'ai aussi une motion à faire sur le tabac et je prie l'Assemblée de m'entendre. (M. de Coulmiers, fit imprimer et distribuer deux éditions de sa motion. La deuxième édition étant la plus complète, nous l'insérons en annexe à la séance de ce jour, p. 559.)

Un grand nombre de membres: A l'ordre du jour, à l'ordre du jour !

(L'Assemblée ne statue pas sur les motions.)

M. le Président. L'ordre du jour est la suite de la discussion sur l'organisation du pouvoir judiciaire. La première question à ré-oudre est celle de savoir si l'on établira la procédure par jurés el si cet établissement aura lieu en matière criminelle et en matière civile.

M. Mougins de Roquefort (1). Messieurs, l'établissement de la procé jure par jurés en matière criminelle est un bienfait que l'humanité attend de votre justice.

Elle a pour principal objet de constater le délit, de fixer des faits qui sont toujours indépendants des questions de droit, qu'il est même avantageux d'en séparer, pour venir à la découverte du crime, ou assurer le triomphe de l'innocence.

Mais en croyant indispensable d'avoir un jugement préliminaire sur l'accusation, j'estimerais qu'il ne faut pas adopter, dans toute son étendue, la forme des jurés en Angleterre.

Et, en empruntant les expressions d'un littérateur de nos jo rs, d'un magistrat citoyen connu par ses talents et son patriotisme, que ma province se glorifie d'avoir vu naite (je veux parler de M. de Pastoret, dans son ouvrage intitulé: Les lois pénales, duquel il vient de présenter I hommage à l'Assemblée nationale), je dirai avec lui, et comme lui, que la forine des jurés, qui avait lieu chez les Romains, parait préférable.

Les Romains, comme tous les peuples dignes de la liberté, avaient senti la liaison étroite qui existe entre les principes du gouvernement et les principes de la législation criminelle.

Ils avaient senti quelle terrible force donnerait, dans l'ordre politique, le droit de prononcer sur l'innocence et la vie des hommes; et le juge n'avait été chez eux que l'organe, et si l'on peut dire ainsi, l'applicateur de la loi.

Mais les jures n'y étaient pas élus pour chaque crime en particulier.

Au commencement de l'année, on nommait quatre cent cinquante citoyens qui devaient en remplir les fouctions jusqu'à l'année suivante.

Sur ce nombre, le sort en désignait cent pour prononcer sur telle ou telle accusation à mesure qu'elle était intentée, et sur les cent l'accuse pouvait en récuser cinquante.

Cette institution, très peu connue quoiqu'elle merite de l'être, dont le mode serait réglé sur l'importance des lieux et leur population, paraitrait devoir être préférée surtout dans ce moment, comine assurant les droits de l'innocence et dé T'humanité, et offrant un passage moins subit de la forme ancienne à une forme trop etrangère à nos mœurs, et peut-être à ce caractère national qu'il est si essentiel de cousulter avant que d'établir des lois, par e que, sans cela, des lois sages et humaines s'ecrouleraient bientôt par leur propre incompatibilité.

C'est donc avec ce tempérament que j'adopteterais la forme des jurés en matière criminelle. Je crois inutile de developper d'une manière plus étendue les motifs qui sollicitent l'admission de cette forme; ils sont reconnus par tous ceux qui ine font l'honneur de m'entendre et qui savent si bien apprécier les droits de l'humanité et de la justice.

(1) Le Moniteur ne donne qu'une analyse du discours de M. Mougins de Roquefort.

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