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du royaume sur cette matière, vos comités ont pen-é qu'ils devaient envisager les différents droits connus sous le nom général de prages, minages, hallages et étalonnages, d'après les décrets que vous avez rendus, et les principes qui vous ont guidés jusqu'à présent. Ceux-ci une fois posés, les conséquences s'en appliqueront naturellement aux questions dont vous nous avez ordonné de nous occuper.

En interpretant, Messieurs, dans votre séance du 6 août, les décrets du 4 du me moi-, vous avez décreté que le régime léodal était entièrement aboli, que dans les droits et devoirs tant féodaux que censuels, ceux qui tiennent à la main morte réelle ou personnelle et à la servitude personnelle, et ceux qui les représentent, sont abolis sans indemnité; tous les autres sont déclarés rachetables au prix et suivant le mode que vous vous étiez réservé de fixer. Voyons maintenant quelle est l'origine des droits qui sont l'objet de ce rapport.

Il est incontestable que les péages, minages, hallages et étalonnages dérivent pour la plupart, les uns du droit de justice, les autres de l'abus qu'on a fait de la féodalité. Or, l'Assemblée nationale a supprimé sans indemnité les droits de justice, et elle a aussi, quant à la féodalité, supprimé sans indemnité ceux de ces droits qui tenaient à la servitude personnelle.

lci, Messieurs, nous croyons devoir définir exactement la nature et l'espèce des droits et devoirs personnels ou réels résultant de la féodalité. Je pense que la définition s'en trouve dans la dénomination même.

Et d'abord, un droit est ce qu'on prétend; un devoir, ce qu'on acquitte.

Un devoir est personnel, quand il est dû uniquement et directement par les personnes.

Un devoir est réel, quand il dérive de la concession d'un fonds ou droit réel dont il a été le prix je trouve dans celui-ci la condition qui légitime tous les contrats, celle d'un échange libre et volontaire; je ne vois dans l'autre que l'exercice du droit du plus fort sur le plus faible, à moins qu'on ne prouve qu'il résulte d'un contrat où les deux parties aient trouvé un avantage réciproque et proportionné.

L'un est donc, aux termes de votre décret, remboursable, à raison de la nature même du contrat dont il dérive; l'autre est évidemment dans le cas d'être supprimé sans aucune indemnité, s'il n'est qu'une obligation sans cause, et vous concevez, Messieurs, que c'est toujours à celui qui réclame le droit à en prouver la légitimité.

Examinons maintenant dans laquelle de ces deux classes peuvent et doivent être rangés les différents droits connus sous la dénomination générale de droits de péages; c'est par eux que nous allons commencer.

Il nous a semblé qu'on pouvait les distribuer en trois classes.

Nous prenons dans la première ceux qui ne sont grevés d'aucunes charges ou entretiens.

Dans la seconde, ceux qui sont restés grevés de quelques charges ou entretiens.

Dans la troisième enfin, ceux qui ont été accordés pour dédommagement de frais de construction et entretien d'ouvrages d'art, ou pour dédommagement de moulins, usines, bâtiments ou établissements détruits pour l'avantage public.

J'ai dit que les péages avaient, pour la plus grande partie, leur source dans l'abus de la féodalité, et j'ai entendu parler de ceux de la première et seconde classe.

1re SÉRIE T. XII.

En effet, peut-on se dissimuler qu'ils ne doivent les uns et les autres leur origine qu'aux malheurs des anciens temps, que tous ont pris naissance à des époques où la raison et la justice étaient sans force, et où la force était elle-même sans raison et sans justice?

Je me trompe en nous arrêtant à cette époque, nous trouverions peut-être que ces droits ont pu avoir un degré d'utilité et de justice dans ces temps de confusion, de troubles et d'anarchie, où divi ée en plusieurs royaumes, subdivisés euxmêmes en grandes et petites seigneuries, la France Comptait presque autant de tyrans que de propriétaires de fiefs, souvent indépendants les uns des autres, mais toujours isolés ou réunis par leur seul intérêt personnel.

Dans ces temps, toute prétention était un droit quand elle était appuyée par la force. Les seigneurs s'étaient donc attribué tous les droits et notamment celui de haute police; mais par une exception infiniment rare, peut-être unique dans les effets de la tyrannie, dont l'essence est de dépraver les meilleures institutions, elle avait trouvé le moyen de faire tolérer, j'ai presque dit de légitimer l'exaction des péages, par l'avantage qui résultait, pour les passagers, du service dont les seigneurs s'étaient chargés en les établissant. En effet, il était naturel, il était juste que chacun de ceux à qui les seigneurs accordaient, avec la liberté de passage, sûreté et protection sur leur territoire, les dédommageassent des frais que leur occasionnaient l'entretien des routes, la solde des gens armés qui protégeaient les voyageurs, enfin les dédommagements auxquels les seigneurs étaient tenus dans le cas où les passagers éprouvaient quelques pertes ou dommages dans l'enclave de leur territoire.

Mais depuis que cette garantie est devenue sans effet; depuis que le souverain, rentré dans l'exercice d'un droit inaliénable, a pourvu par l'établissement des maréchaussées à la sureté et à la police des chemins; depuis que la dépense de leur confection et de leur entretien a été assignée et prise sur les fonds publics, et que celles des chemins vicinaux a été mise à la charge des propriétaires des héritages voisins, quels motifs pourraient vous déterminer, Messieurs, à conserver des droits évidemment contraires à la liberté du commerce; droits qui par leur nature même devaient disparaître avec les charges qui seules avaient pu faire tolérer leur établissement; droits conservés malgré la lettre précise des ordonnances de 1663 et 1669, et dont la quotité n'a souvent eu d'autre tarif que la faveur des possesseurs, ou les surprises trop fréquentes faites par des agents subalternes, ignorants ou infidèles, aux magistrats chargés de la vérification de ces droits?

La perception des péages de la première classe ne nous paraît donc plus qu'une exaction que rien ne peut justifier, ni faire tolérer plus longtemps, et qui rentrant dans la classe des servitudes personnelles, dont vous avez prononcé l'abolition par l'article premier de votre décret du 4 août doit être supprimée sans aucune espèce d'indemnité, quels que soit l'ancienneté ou le titre des concessions qui les ont autorisées. Car cette ancienneté ne prouve rien, non plus que le titre quel qu'il soit, si ce n'est l'ancienneté des abus, dont il n'est pas présumable qu'on puisse s'étayer vis-à-vis de vous avec quelque succès.

Il en est de même, Messieurs, des péages de la seconde classe, à la différencé qu'il faut, en les supprimant aussi sans indemnité, libérer ceux

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qui jouissaient de ces droits des charges et entre-
tiens dont ils sont demeurés grevés jusqu'à pré-

sent.

Quant aux péages de la troisième classe, et qui se subdivisent en deux espèces, savoir: ceux qui ont été établis pour dédommagements de frais de constructions et entretien d'ouvrages d'art, et ceux qui ont été accordés en remplacement de bâtiments, moulins, usines, etc., légitimement établis, mais supprimés ou détruits à raison de l'utilité publique (et nous entendons parler ici, pour les premiers, d'ouvrages tels que le canal de Languedoc, celui de Briare, etc.; pour les seconds, de ponts ou autres ouvrages d'art, construits par des particuliers ou compagnies, d'accord avec le gouvernement, ou avec des provinces ou communautés, à condition de concession de péages); quant à cette classe de péages, disons-nous, on ne peut se dissimuler que les droits qu'on y perçoit sont évidemment, pour la première espèce, le resultat d'une de ces conventions dont nous avons parlé plus haut, dans lesquelles chacune des parties à trouvé un avantage réciproque; pour la seconde espèce, le prix d'un sacrifice de propriété qu'on a été obligé de faire à l'avantage public. Les sommes qu'ils produisent à leurs propriétaires sont donc ou la récompense de l'invention et le dédommagement des avances premières et des dépenses annuelles que ces ouvrages nécessitent, ou le prix d'une propriété légitime dont on ne peut être privé sans une préalable indemnité.

Sans doute, Messieurs, la nature même de ces
perceptions, quelle qu'en soit la légitimité, dé-
terminera les législatures suivantes à faire tous
les sacrifices nécessaires pour en débarrasser
le commerce et l'agriculture; et nous regrettons
bien de ne pouvoir vous proposer, dans cet ins-
tant, de mettre la dernière main à votre ouvrage,
en prononçant aussi, dès ce moment, la suppres-
sion des péages de cette troisième classe. Mais il
serait injuste d'en dépouiller les propriétaires
sans cette Diême indemnité préalable dont nous
avons établi la justice, et proportionnée, pour
les seconds à la valeur primitive du sacrifice exi-
gé, pour les premiers, non seulement aux pre-
miers frais d'établissement combinés avec le pro-
duit actuel, mais encore au mérite de l'invention
et aux risques qu'ont couru les entrepreneurs
dans des spéculations dont le succès pouvait ne
pas être assuré. Or, indépendamment de ce que
le remboursement de ces droits préalable à leur
suppression nécessiterait, Messieurs, des déboursés
très considérables, que la situation actuelle des
finances ne permet pas à notre zèle de vous pro-
poser, et que votre prudence pourrait nous em-
pêcher d'adopter dans cet instant, une considé-
ration plus puissante encore, nous a paru devoir
vous décider à laisser provisoirement subsister
les péages de cette troisième classe.

En effet, quoique votre intention connue ne soit
pas d'isoler, mais de réunir et d'amalgamer, pour
ainsi dire, ensemble toutes les parties de ce vaste
empire, et qu'il ne soit pas possible qu'un dépar-
tement soit vivifié sans que tous les autres par-
tagent les avantages de cette vivification d'une
manière plus ou moins sensible, plus ou moins
étendue, mais pourtant très réelle; cependant,
comme on ne peut se dissimuler que quelques
uns de ces ouvrages d'art, et quelques-unes de
ces suppressions n'ont eu qu'un objet d'utilité
particulière à la province, au pays dans lesquels
ils se sont faits, et que, sous ce point de vue,
ne peut se dispenser d'envisager les péages qui

on

en font le prix comme devant rester à la charge particulière de ces pays ou provinces, nous avons cru, Messieurs, qu'il suffisait, dans cet instant, de vous proposer de consacrer les principes généraux, sans entrer dans des détails partiels d'opérations, de liquidations qui ne peuvent être que le resultat d'une infinité de renseignements particuliers que vous n'avez pas, et à l'examen desquels le temps ne vous permettrait pas de vous livrer. Nous avons donc pensé que nous devions vous proposer d'autoriser provisoirement la continuation de la perception des péages de la troisième classe, conformément aux titres primitifs de leur création ou établissement, reconnus et vérifiés par les départements dans lesquels ils sont situés, jusqu'à ce que, sur les renseignements qu'ils seront tenus d'en adresser à la prochaine législa ture, il ait été statué par elle, soit sur la continuation de la perception de ces droits, soit sur le remboursement à en faire des deniers du trésor public, ou des fonds particuliers des départements, suivant qu'il sera reconnu alors, que les ouvrages ou destructions dont ils ont été le prix sont d'une utilité générale ou particulière.

Il en est de même, Messieurs, des droits de bac qui ont lieu sur différents fleuves, rivières ou canaux. Ils ne nous ont pas paru pouvoir être supprimés dans ce moment, ils sont d'ailleurs le prix d'une avance, et nous avons pensé qu'ils devaient être aussi provisoirement conservés, sauf à être à cet égard, ainsi que sur les péages de la troisième classe, statué définitivement d'après les observations des différentes assemblées administratives.

Nous allons maintenant, Messieurs, passer aux minages.

Sous cette dénomination générale, nous comprenons tous les droits qui se perçoivent sur le transport, mesurage ou vente de grains, sous quelque dénomination particulière qu'ils soient con

nus.

Nous avons dit que le droit de minage dont nous parlons, dérivait la justice, et c'était l'origine la plus favorable que nous pussions lui assigner. Car bien des auteurs la rapportent à la servitude personnelle; ils la fixent à cette époque où les seigneurs interdisaient toute espèce de vente et d'achat entre particuliers de leur seigneurie, lorsqu'ils voulaient vendre leurs denrées et c'est à cette tyrannie révoltante qu'a été, selon eux, subtitué le droit de minage.

Il suffirait, Messieurs, de vous indiquer une pareille origine, pour vous déterminer à la proscription d'un droit qui en dérive.

Mais, selon d'autres auteurs, ce droit est la récompense du soin que prenaient les seigneurs justiciers de prévenir, par des règlements de police, et les injustices des ventes et les querelles qui en pouvaient naître.

Voyons donc sous ce point de vue, que nous avons en partie adopté, si ce droit serait plus favorable. Nous supposons qu'il dérive de l'exercice de la justice, et pour le preuver il suffirait de le définir.

Qu'est-ce en effet, Messieurs, que le droit de minage? c'est le droit de juger de la contenance des mesures et de les fournir. Le minager est un juge, ou si l'on veut un inspecteur de police pour les mesures des grains; il est en même temps un percepteur d'un droit quelconque, pour l'exercice du mesurage; et le droit de minage est la rétribution attachée à l'exécution de cette police et du mesurage. Or, on sait que la police est une partie

de la justice. Le droit de minage dérive donc évidemment de la justice.

On serait peu fondé à nier ce principe sous prétexte qu'en quelques endroits le minage n'appartient point au seigneur justicier. S'il est quelquefois séparé de la justice, c'est que le seigneur en a consenti la distraction; mais il n'est pas moins sûr que celui qui jouit de ce droit, seigneur, ou non seigneur, jouit aussi en cette partie d'un droit de juridiction, d'inspection de police sur les mesures. C'est donc un droit de justice, quoiqu'il ait put sortir de la main du seigneur justi

cier.

Cela posé, il y a encore une distinction à faire. Les minages sont, ou seigneuriaux, ou domaniaux.

S'ils sont seigneuriaux, ils sont implicitement supprimés par votre décret du 8 août, interprétatif de l'article 6 du décret du 4 du même mois, car vous avez décrété que toutes les justices seigneuriales étaient supprimées sana indemnité: or, l'effet ne peut subsister quand la cause est détruite. S'ils sont domaniaux, ou le produit excède le salaire légitime du minageur pour le service dont il est chargé, ou il ne l'excède pas. Dans le second cas, nul prétexte pour le conserver; dans le premier cas, c'est un impôt qui n'a point été consenti par la nation, et par conséquent nul de droit; c'est un impôt contraire aux principes de circulation et de liberté du commerce, il faut le supprimer. Ainsi, dans l'une ou l'autre supposition, les minages domaniaux sont, comme tous les autres minages, dans le cas de la suppression sans aucune indemnité.

Il n'en est pas tout à fait de même, Messieurs, des droits de halle, hallage, harage, place, marché, etc. Ceux-ci sont non seulement la rétribution exigée pour l'apport des grains et autres denrées sous la halle, ou dans la piace ou local de marché quelconque, mais encore celle attachée au resserrement, au rentoiement des grains, et le dédommagement des dépenses faites pour construire le bâtiment consacré à cet usage.

Ainsi, il y a ou il peut y avoir ici deux espèces de droits; celui d'apport ou dépôt sous la halle, ou sur la place ou marché, et celui de resserrement ou rentoiement.

Il y a aussi deux espèces de perceptions, libre ou forcée.

je

Si ces servitudes sont volontaires, nul doute qu'elles ne puissent être conservées; car elles sont alors le résultat d'une convention libre, d'une réciprocité d'avantages qu'on a pu accepter ou refuser. Je vous prête ma place, ma halle, pour déposer vos denrées et les exposer en vente vous prête ma halle pour resserrer vos grains, vos denrées invendues; j'ai acheté l'un, j'ai bâti l'autre. Vous déposez sur ma place, parce que cela vous est commode, utile; payez-moi le dépôt. Vous ne vendez pas, vous voulez resserrer vos denrées, vos grains pour un autre marché; vous voulez les mettre à couvert dans un lieu sùr, où elles vous seront conservées, garanties; payezmoi un droit de dépôt ; c'est la loi de convention, do ut des. Elle subsistera tant qu'elle conviendra également aux deux parties.

Mais si, au contraire, l'apport, le dépôt, le resserrement de mes denrées n'est pas libre, mais forcé, mais exclusif de toutes autres places ou halles, en faveur de celles qui vous appartiennent, je ne vois plus dans la perception que vous faites qu'une exaction, qu'une servitude purement personnelle, dont j'ai été affranchi par l'article pre

mier des décrets des 4 et 6 août, et qui doit être
supprimée sans aucune espèce d'indemnité.

Ces différences bien établies, la conséquence
toute naturelle, Messieurs, est qu'il faut suppri-
mer comme servitude purement personnelle, et
par conséquent sans indemnité, ceux de ces droits
qui ne sont pas facultatifs, et laisser aux munici-
palités et aux propriétaires la liberté de s'arran-
ger entre eux pour le loyer des places, halles et
marchés, là où il serait commode et utile à l'une
des deux parties d'en conserver l'usage, à l'au
tre de le concéder. Et tel sera, Messieurs, sur cet
obj t, l'esprit de l'article du décret que nous vous
proposerons.

Avant de terminer ce rapport, il nous reste,
Messieurs, à vous parler du droit d'étalonnage.
Ce droit est celui qu'a le seigneur justicier de
faire vérifier la contenance des mesures dont on
se sert, ou veut se servir dans sa seigneurie, où
nulle ne peut être d'usage legal sans cette vérifi-
cation; elle se fait par une comparaison de la
mesure nouvelle ou ancienne dont on ne connaît
pas ou dont on suspecte la contenance, avec la me-
sure seigneuriale, appelée matrice où étalon; car
c'est ainsi qu'on nomme la mesure en fer où ai-
rain, que le seigneur fait conserver à son greffe,
ou dans un dépôt public. Cette vérification est
constatée par la marque d'un fer rouge, aux ar-
mes du seigneur, qu'on applique sur la mesure
en présence du juge. On payait pour ces véritica-
tions et marques de mesures, différents droits
suivants les différents pays, ou plutôt suivant le
caprice et l'intérêt des juges qui y présidaient. Il
résulte, et du motif de cette opération, et du lieu
du dépôt des matrices, étalons et poinçons, que
ce droit est un droit de justice: il est aussi évi-
dent qu'il est un droit personnel, car il n'est repré-
sentatif d'aucune concession réelle; il est donc,
par ces deux raisons, de nature à être aussi sup-
primé sans indemnité.

En nous résumant, Messieurs, sur chacun de
ces objets, voici le projet de décret que nous
avons l'honneur de vous proposer :

PROJET DE DÉCRET

sur les droits de péage, mixage, hallage, étalon-
nage et autres semblables.

L'Assemblée nationale considérant qu'en vain,
par l'article premier de ses décrets des 4 et 6
août, elle aurait entièrement détruit le régime
féodal, si elle laissait subsister aucun des abus
auxquels il a donné naissance;

Que si, par l'article 6 de ses décrets des 4 et 8 août, elle a prononcé l'abolition absolue des justices seigneuriales, elle ne peut sans contradiction laisser subsister aucun des droits qui en dérivent :

Considérant qu'elle doit à l'agriculture et au commerce de les dégager des entraves multipliées qui en enchaînent les opérations, mais considérant en même temps que toutes ces suppressions doivent se concilier avec le respect du aux propriétés légitimes, elle a décrété et décrète ce qui suit:

Art. 1r. Les droits de péage, de long et de travers, passage, pontonnage, barrage, chainage, grande et petite coutume, et tous autres droits de ce genre ou qui en seraient représentatifs, de quelque nature qu'ils soient, et sous quelque dénomination qu'ils puissent être perçus, par terre ou par eau, soit en nature, soit en argent, sont, comine servitudes purement personnelles, supprimés sans

t

indemnité; et quant à l'entretien des ouvrages dont quelques-uns de ces péages pourraient être grevés et dont les possesseurs demeurent déchargés, il y sera pourvu par les assemblées administratives des lieux où il sont situés.

Art. 2. N'entend néanmoins l'Assemblée nationale comprendre, quant à présent, dans la suppression prononcée par l'article précédent, les droits de bac, ni ceux des droits dont il est parlé dans le premier article, qui ont été accordés ou concédés pour dédommagement de frais de construction d'ouvrages d'art qui n'ont été construits qu'à cette condition, non plus que les péages accordés à des propriétaires légitimes, pour suppressions de moulins, usines ou bâtiments et établissements quelconques, sous la considération de l'utilité publique, lesquels droits continueront provisoirement à être perçus suivant les titres et les tarifs de leur création primitive, reconnus et vérifiés par les départements des lieux où ils sont situés, jusqu'à ce que, sur leur avis, il soit définitivement statué à cet égard; à l'effet de quoi les propriétaires de ces droits seront tenus, dans trois mois à compter de la publication du présent décret, de représenter leurs titres auxdits départements; et faute de satisfaire à cette disposition, les perceptions demeureront suspendues en vertu du présent décret.

Art. 3. Les droits d'étalonnage, minage, menage, leyde, bichenage, levage, petite coutume, sexterage, coponage, copel, coup, cartelage, stellage, boisselage, sciage, palette, et autres droits qui en tiennent lieu et généralement tous droits, soit en nature, soit en argent, perçus sous le prétexte de marque, fourniture, inspection de mesures, ou mesurage de grains, grenailles et toutes autres denrées ou marchandises, ainsi que sur leurs ventes ou transports à l'intérieur, de quelque espèce qu'ils soient, sont supprimés sans indemnité; sans préjudice néanmoins des droits qui, quoique perçus sous les mêmes dénominations, seraient justifiés avoir pour cause des concessions de fonds : les étalons, matrices et poinçons qui servaient à l'étalonnage des mesures seront remis aux municipalités des lieux qui tiendront compte de leur valeur, et pourvoiront dorénavant et gratuitement à l'étalonnage et vérification des mesures.

Art. 4. Les droits connus sous le nom de hallage, avage, cohue, etc., et tous ceux relatifs à l'apport ou au dépôt des grains, et toutes autres denrées et marchandises dans les marchés, places ou halles, sont aussi, de quelque espèce qu'ils soient, supprimés sans indemnité; mais les halles et places resteront la propriété de ceux auxquels elles appartenaient, sauf à eux à s'arranger à l'amiable, soit pour le loyer, soit pour leur aliénaion, avec les municipalités des lieux; et en cas de difficultés, elles seront soumises à l'arbitrage des assemblées administratives.

Art. 5. En conséquence de ce que dessus, le mesurage des grains et denrées, dans les maisons particulières, sera libre dans toute l'étendue du royaume, en se servant de mesures étalonnées et légales; et quant aux places et marchés publics, il sera, par les municipalités des lieux, pourvu à l'exactitude de ce service.

(L'Assemblée ordonne l'impression et la distribution du rapport de M. Gillet de La Jacqueminière.)

M. le Président. Nous allons reprendre la discussion du projet de décret sur l'abolition des droits féodaux.

M. Merlin, rapporteur, donne lecture des deu derniers articles du titre II.

Après une courte discussion et quelques changements dans la rédaction, ces deux articles sont adoptés ainsi qu'il suit :

Art. 22. Toutes les dispositions ci-dessus, à l'exception de celle de l'article 10 du titre premier, auront leur effet à compter du jour de la publication des lettres-patentes du roi, du 3 novembre 1789; en conséquence, tous procès intentés et non décidés par jugement en dernier ressort avant ladite publication, qui concernent des droits abolis sans indemnité par le présent décret, ne pourront être jugés que pour les frais de procédure faits, et les arrérages échus antérieurement à cette époque.

« N'entend, au surplus, l'Assemblée nationale préjudicier aux actions intentées ou à intenter par les communautés d'habitants, pour raison des biens communaux non compris dans l'article 22 du présent titre; lesquels seront décidés, même sur instance en cassation d'arrêt, conformément aux lois antérieures au présent décret. »

Art. 23. «L'Assemblée nationale se réserve de prononcer, s'il y a lieu, sur les indemnités dont la nation pourrait être chargée envers les propriétaires de certains fiefs u Alsace, d'après les traités qui ont réuni cette province à la France. »>

M. Merlin. L'Assemblée a à s'occuper, maintenant du titre III relatif aux droits seigneuriaux rachetables. Je vais donner lecture de l'article 1er.

TITRE III.

DES DROITS SEIGNEURIAUX RACHETABLES.

Art. 1er Seront simplement rachetables, et continueront d'être payés jusqu'au rachat effectué, tous les droits et devoirs féodaux ou censuels utiles, qui sont le prix et la convention d'une concession primitive de fonds ».

(Cet article est mis aux voix et adopté sans discussion.)

M. Merlin fait lecture de l'article 2.

Plusieurs membres demandent l'ajournement à demain.

L'ajournement est prononcé.

M. Vieillard, député de Reims. Je demande à faire connaître mon opinion sur les justices seigneuriales. (Voy. cette opinion annexée à la séance de ce jour).

M. Merlin. M. Vieillard a soumis au comité féodal un travail sur cette matière, mais la discussion ne peut s'ouvrir aujourd'hui devant vous sans nuire à la marche de vos travaux.

M. Vieillard n'insiste pas.

M. le Président lève la séance à quatre heures.

ANNEXE

à la séance de l'Assemblée nationale du 5 mars 1790.

Opinion sur l'abolition des justices seigneuriales et des droits qui en dérivent, par M. Vieillard (1), député de Reims.

Messieurs, l'excès des abus multipliés qui résultaient des justices seigneuriales avait excité cette réclamation universelle, à laquelle les seigneurs eux-mêmes ont cru devoir céder, lorsque, dans la nuit du 4 au 5 août, ils ont consenti, ou plutôt ils ont offert l'abolition de leurs justices.

D'ailleurs, ces justices n'avaient pour base, comme pour origine, que le régime féodal; la destruction entière et absolue de ce régime ne pouvait donc manquer d'entraîner dans ses ruines les justices qui étaient un des principaux vices de son organisation.

Mais, Messieurs, le décret de l'Assemblée nationale ne s'est pas borné à abolir les justices seigneuriales, il les a abolies sans indemnité, et il devient nécessaire de vous rappeler les principes qui n'ont pas permis d'accorder une indemnité aux seigneurs à raison de ces justices abolies, parce que ce sont ces principes qui vous détermineront sur différents objets, à l'égard desquels vous serez dans le cas de provoquer de l'Assemblée nationale des décisions qu'elle nous a chargés de préparer.

Personne de vous, Messieurs, n'ignore que l'usurpation a été la principale origine des justices seigneuriales. Les anciens capitaines ou barons de France, chargés par commissions et à titre d'offices, d'exercer la puissance publique dans l'étendue des territoires qui formèrent depuis leurs duchés, marquisats et comtés, percevaient comme émoluments et à titre de bénéfice, révocable comme la commission même, tout ce qui appartenait au prince dans la même étendue de territoire qu'ils étaient chargés de gouverner.

Il est vrai, dtLoyseau, que les capitaines ou barons de France, que nous appelons maintenant seigneurs, ayant gagné ce point de rendre leurs fiefs patrimoniaux, afin de faire de même de leurs offices, qui, par une si longue suite d'années étaien demeurés joints avec iceux, qu'il semblait que ce ne fut déjà qu'un, trouvèrent moyen de comprendre leurs offices, c'est-à-dire leurs capitaineries et justices, dans les aveux de leurs fiefs, comme un droit et dépendance d'iceux, même firent par exprès la foi et hommage de leurs offices comme fiefs, et ainsi rendirent leurs offices patrimoniaux, parce que le titre de fiefs emporte propriété, et par conséquent on ne les appelle plus offices, mais seigneuries.

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Il passe rapidement sur toutes les conséquences qui résultèrent de cette première usurpation. De là, ces seigneurs, préposés d'abord pour rendre la justice au nom du souverain, se crurent en droit de préposer à leur tour des officiers pour la

(1) Chargé de faire au comité féodal le rapport de ce qui me paraftrait nécessaire pour le développement entier de la suppression des justices seigneuriales, sans indemnité, je lui ai présenté ce travail. La première lecture excita sur différents points de vives réclamations; c'est pour en provoquer de nouvelles, c'est pour faciliter la discussion, que je livre à l'impression cette ébauche imparfaite.

rendre en leur nom; de là, ils se crurent en droit de concéder des portions de cette justice qu'ils s'étaient habitués à regarder comme patrimoniale; de là, tant de justices attachées à des fiefs, à des sous-fiefs, à des arrière-fiefs, ressortissant les unes des autres de la même manière que les fiefs relevaient les uns des autres; de là, en un mot, ce chaos au milieu duquel l'administration de la justice partagea toute l'absurdité, toutes les inconséquences et toutes les odieuses vexations du régime féodal auquel elle se trouva inhérente.

Il serait inutile d'entrer dans de plus longs détails, pour vous rappeler, Messieurs, les vices qui présidèrent à l'érection des justices seigneuriales, mais ce que je ne crois pas inutile d'établir en peu de mots, c'est que, fussent-elles toutes créées, érigées, inféodées par le roi lui-même; le titre de création, d'érection, d'inféodation fût-il représenté revêtu de toutes les formes les plus authentiques, le décret qui a aboli ces justices sans indemnité, ne serait pas moins fondé.

L'administration de la justice est une des principales parties de la puissance publique, fussionsnous encore sous l'empire de ces principes qui nous ont gouvernés si longtemps, et d'après lesquels la puissance publique était supposée dans la main du prince comme une propriété; sous l'empire même de ces principes je soutiendrai que le prince ne pouvait aliéner aucune portion de la puissance publique. En considérant cette puissance comme l'apanage nécessaire, comme le patrimoine de la souveraineté attribuée au monarque, il faudrait la regarder comme le vrai, comme le propre domaine de la couronne, et c'eût été à ce domaine de la couronne qu'il eût fallu appliquer le principe de l'inaliénabilité. Car pouvait-on détacher de la couronne ce qui est son essence, ce qui la constitue? Par quel étrange renversement avait-on appliqué au domaine privé de nos rois le principe de l'inaliénabilité, et semblait-on autoriser les usurpations faites sur eux, ou les concessions faites par eux de la puissance publique? Il n'est pas de l'essence d'un roi d'avoir plus ou moins de domaines; il ne peut sans altérer la royauté abdiquer le droit ou plutôt renoncer au devoir de rendre ou faire rendre la justice à un seul de ses sujets.

Il est donc certain que les concessions de justice faites par nos rois, n'avaient aucune valeur dans l'hypothèse même reçue jusqu'à nos jours, où l'on regardait la puissance publique comme la propriété, comme le patrimoine des rois : à combien plus forte raison s'évanouissent-elles aujourd'hui qu'il est solennellement reconnu que toute souveraineté réside essentiellement dans la nation; que nulcorps, nul individu, ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément.

Cette vérité consacrée dans la déclaration des Droits a été développée dans les articles de la constitution qui, en conférant le pouvoir exécutif suprême à la personne du roi exclusivement, ont statué que la justice ne sera administrée qu'au seul nom du roi.

En voilà sans doute assez, en voilà trop peutêtre, sur les principes qui servent de bases au décret de l'Assemblée, destructif des justices seigneuriales; mais j'ai cru devoir les rappeler, parce qu'il me semble que le plus ou moins d'évidence de ces principes doit influer sur le plus ou moins d'étendue à donner aux conséquences. Ceux pour qui il est parfaitement démontré que les justices seigneuriales n'ont pour origine que des usurpations ou des concessions illégitimes: que la justice est une de ces choses qui n'ont jamais

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