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1848.

DÉMISSION MOTIVÉE.

I.

A M. ODILON BARROT.

Mardi matin, 8 février 1848.

Monsieur et honorable collègue,

La minorité, mise hier au pied du mur par M. le ministre de l'intérieur, se laissera-t-elle aplatir (telle chose, tel mot) par un coup de majorité?

Ou la majorité, expiant son imprudence, sera-t-elle dissoute par un coup de minorité?

Telle est l'alternative.

Il est des circonstances graves où discuter c'est hésiter, où il faut agir et non délibérer, où les soldats n'ont qu'à suivre les chefs.

D'un jour, d'une heure, d'une minute dépend la perte ou le gain d'une bataille.

Toute victoire remportée est due à une faute dont on sait profiter.

Le ministère, en mars 1847, a laissé échapper une admirable occasion de populariser le pouvoir!

L'opposition fera-t-elle la même faute? laissera-t-elle échapper une admirable occasion de se relever d'une longue et triste impuissance?

Il est impossible, si le paragraphe de l'adresse (1) est voté et si vous donnez votre démission (et comment vous abstenir de faire ce qu'a fait M. Berryer en 1844 ?), que l'opposition tout entière n'imite pas votre exemple.

Je n'en excepte ni M. Thiers, ni M. de Rémusat, ni M. Dufaure.

Cet acte de résolution unanime effacerait dans l'opposition toutes les nuances; il effacerait toutes les contradictions, toutes les inconséquences.

Quelque parti que prenne l'opposition, le mien est arrêté; immédiatement après le vote du paragraphe, je donnerai ma démission.

Je n'ai ni le désir ni la crainte d'être tout seul.

ÉMILE DE GIRARDIN.

II.

A M. LE PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS.

14 février 1848.

Entre la majorité intolérante et la minorité inconséquente,

il n'y a pas de place pour qui ne comprend pas:

Le Pouvoir, sans l'initiative et le progrès;

L'Opposition, sans la vigueur et la logique.
Je donne ma démission.

J'attendrai les élections générales.

ÉMILE DE GIRARDIN.

III.

A MM. LES ÉLECTEURS De bourganeuf.

15 février 1848.

Messieurs, Vous qui sept fois m'avez élu, et que je pourrais appeler mes amis, car les liens qui m'attachaient à vous, qui vous attachaient à moi, n'étaient pas simplement ceux qui exis

(1) Celui qui qualifie d'aveugles et d'ennemis les 107 députés qui ont as sisté aux banquets réformistes.

tent communément entre le député et ses électeurs, entre le mandataire et ses commettants, nous nous appartenions par la longue réciprocité d'un dévouement éprouvé, ce n'est pas sans surprise et peut-être sans regret que vous apprendrez que j'ai cessé de vous représenter.

Quels sont les motifs qui m'ont dicté cette résolution et qui m'y ont fait persister, malgré les instantes représentations d'un grand nombre de mes collègues ? C'est ce que je dois, c'est ce que je viens vous dire.

Il y a quatorze ans, en mai 1834, quand vous m'avez élu pour la première fois, j'avais de grandes illusions.

J'entrevoyais tout ce qu'un gouvernement issu d'une révolution pure de tout excès, tout ce que des ministres à la hauteur de leur tâche pouvaient entreprendre et devaient accomplir de grand, de nouveau et de sensé !

Je croyais que quiconque sentait en soi un peu de force, un peu d'intelligence, et beaucoup de cette ambition qui s'ennoblit par ses œuvres, de cette ambition exempte de toute vanité qu'on devrait appeler le dévouement d'un à tous, ne pouvait pas s'enrôler trop jeune au service parlementaire de son pays.

J'imaginais qu'une terre aussi fertile que la terre de France ne devait pas demeurer en jachère; qu'il fallait se tenir prudemment en garde contre les années mauvaises, en mettant activement les bonnes à profit ; que toute saison devait apporter sa semence et sa récolte; que pas un seul jour ne devait être négligé ni perdu; que tous les bras, les faibles comme les forts, devaient à l'envi s'exercer au travail; que si la guerre et la gloire avaient eu leurs prodiges, la paix et l'émulation devaient et pouvaient aussi avoir leurs conquêtes, qui fussent plus utiles sans être moins nobles.

J'étais plein de foi dans l'union légitime du Pouvoir avec la Liberté; j'étais plein de foi dans la fécondité de cette alliance.

Ce sont ces sentiments qu'exprime la lettre que je vous adressai en mai 1834, et qui me valurent la majorité, presque l'unanimité de vos suffrages.

Mes illusions ont pu s'éteindre, mais mes convictions n'ont pas changé. L'expérience les aurait plutôt fortifiées qu'affaiblies.

Ce que je croyais possible alors, je le crois possible encore. Pas un seul de mes votes parlementaires, en quatorze ans, n'a donné de démenti à ma foi politique.

En 1834, mon premier discours a été en faveur de l'institution populaire des caisses d'épargne.

En 1835, j'ai voté et j'ai pris part à la discussion contre les lois de septembre.

En 1837, j'ai soutenu de tous mes efforts le ministère de l'amnistie.

En 1838, j'ai mérité l'honneur d'être expulsé de la Chambre par la coalition triomphante, que j'avais combattue avec l'ardeur que je mets au service de toutes les causes dont mes convictions me font embrasser la défense.

En 1842, membre de la minorité de la commission chargée de l'examen du projet de loi sur les ministres d'Etat, j'ai persisté à repousser du projet ministériel tout ce qui lui donnait un caractère étroit et un esprit exclusif, tout ce qui risquait d'en faire un instrument de cour au lieu d'une institution démocratique.

En 1843, l'aggravation du droit de visite m'a constamment trouvé parmi ses plus opiniâtres adversaires.

En 1844, comme M. de Salvandy, alors ambassadeur, maintenant ministre, j'ai refusé de m'associer à un vote de la majorité qui atteignait et frappait la minorité.

En 1845, convaincu qu'il ne revenait aucune indemnité à l'Anglais Pritchard, convaincu que si la France doit toujours se montrer généreuse, elle ne doit jamais s'exposer à paraître faible, parce que la faiblesse et l'humilité tentent la violence et l'orgueil, j'ai été du nombre des députés qui se sont énergiquement prononcés dans ce sens.

En 1847, membre de la commission chargée de l'examen du projet de loi sur les relais de poste, et rapporteur de la commission chargée de l'examen de la proposition ayant pour objet l'adoption de la taxe des lettres réduite à 20 cen

times, j'ai soutenu les principes dont l'avenir confirmera la vérité.

C'est en cette même année, le 27 mars 1847, à l'occasion de la discussion sur les propositions de MM. Duvergier de Hauranne et Rémusat, qu'ayant pris au sérieux les assurances ministérielles qui m'avaient été données avant le jour des élections générales, et les paroles solennelles des deux discours de Lisieux, il m'a paru que m'étant porté caution de la sincérité de ces assurances, je ne pouvais plus continuer honorablement de siéger dans les rangs de la majorité, surtout après le congé de M. Guizot, signifié en ces termes : « Ceux qui trouveront que le gouvernement n'a » pas le véritable amour, la véritable intelligence du pro» grès, ceux-là passeront dans les rangs de l'opposition. » En 1848, je n'ai pas cru, comme le comte de Salvandy, que je pusse changer du blanc au noir, et approuver, quatre ans plus tard, ce que j'avais improuvé quatre ans auparavant l'abus de la force numérique, la mise en jugement de la minorité et sa condamnation par la majorité.

L'avenir montrera si j'ai tort! Serait-il donc vrai qu'en politique, pour être conséquent, on dût être inconséquent, et, pour demeurer fidèle, se montrer versatile?

Des rangs de la majorité, vous le savez, j'étais donc passé dans ceux de la minorité. Comme la locomotive, qui tantôt précède le convoi et tantôt le suit, après avoir essayé de tirer la majorité, j'ai essayé de la pousser. Effort aussi vain dans un sens que dans l'autre !

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Aucune ambition frustrée, je n'en ai pas de personnelle; le journal que je dirige suffit amplement à mon activité et à ma fortune, et je n'ai qu'un désir, c'est de m'élever à la hauteur de la situation que je lui dois ; aucune prétention éconduite ne m'avait dicté ma résolution. Les motifs pour lesquels vous avez vu MM. Darblay et Desmousseaux de Givré se séparer cette année de la majorité et du cabinet, ainsi que je l'avais fait l'année précédente, motifs pour lesquels vous verrez, l'an prochain, mon honorable collègue, M. Sallandrouze, et ses amis politiques arriver

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