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1847.

ABD-EL-KADER.

I.

1er janvier 1818.

Que répétions-nous depuis six ans en toute occasion? Nous disions que c'était à dessein qu'on avait grandi Abdel-Kader, afin de motiver devant les Chambres des demandes de crédit véritablement folles, et devant l'armée des avancements véritablement scandaleux ; que l'émir ne disposait que d'une poignée d'hommes à la poursuite desquels il suffirait de mettre un escadron vigoureusement monté, au lieu de faire marcher lourdement de lourdes colonnes d'infanterie; que rien ne serait plus facile, enfin, le jour où on le voudrait sincèrement, que de s'emparer d'Abd-elKader, que de le forcer à mettre bas les armes. Cette opinion était celle que nous avions entendu professer cent fois à M. le général Bugeaud, avant qu'il eût été appelé à remplacer le maréchal Vallée au gouvernement général de l'Algérie. Les faits viennent de prouver que cette opinion était juste, car il a suffi d'une démonstration un peu vigoureuse des troupes d'Abd-er-Rahman, de cet empereur que cependant on avait toujours dépeint comme si faible, manquant d'autorité et privé de ressources, pour faire en quelques mois ce que nous, la France, la grande nation, le peuple héroïque, n'avions pas fait en plusieurs années.

Placé dans cette alternative extrême, ou de livrer sa tête aux mains de l'empereur de Maroc, où de se jeter dans nos bras, qui s'étaient déjà si généreusement ouverts à BouMaza, Abd-el-Kader n'a pas hésité; il s'est rendu à S. A. R.

M. le duc d'Aumale, au camp de Nemours. Nous apprenons qu'embarqué le 25 décembre, à Oran, sur la frégate à vapour l'Asmodée, il est arrivé à Toulon sous la conduite de M. le lieutenant-colonel de Beaufort, officier d'ordonnance de S. A. R. M. le duc d'Aumale.

Si peu glorieuse qu'eût été cette prise tardive, encore n'est-elle pas due à nos armes ! C'est un fait accablant pour le cabinet, car tout prétexte va lui être enlevé pour entretenir à Alger une armée de cent mille hommes, et ajourner plus longtemps la question de la colonisation sérieuse et sincère.

Abd-el-Kader prisonnier, une récolte suffisante, nulle émeute, aucun trouble, une majorité compacte, considérable... décidément, l'année commence mal pour le cabinet, dont l'existence est gravement menacée par son impuissance, que chaque jour rend ainsi plus manifeste.

Les cabinets forts vivent par les œuvres qu'ils accomplissent, les cabinets faibles ne subsistent que par les prétextes qu'ils imaginent.

П.

3 janvier 1848.

Nous n'avons rien à rétracter de ce que nous avons écrit à la hâte en apprenant l'arrivée d'Abd-el-Kader à Toulon. Après avoir lu les rapports officiels, plus fermement encore qu'avant d'en avoir pris connaissance, nous refusons hautement d'accorder à ce dénoûment, qui a traîné en longueur pendant tant d'années, l'importance d'un événement. Nous sommes, nous l'avouons, moins modestes que le Journal des Débats quand il s'agit de la puissance et de la gloire de notre pays, et nous ne triomphons pas humblement de si peu. Où done est la gloire pour la France d'avoir été tenue en échec pendant si longtemps par le fils de Sid-el-Hadj-Mahiddin, par un jeune marabout de vingt-quatre ans, sans expérience de la guerre et sans armée, qui a eu tout à créer, tout à improviser, régiments

et discipline, matériel et ressources, lorsque rien ne nous manquait, ni l'expérience, ni l'argent, ni les armes, ni les soldats, ni les officiers ? Où donc est la gloire pour la France de n'avoir réussi, après avoir vérsé tant de sang et dépensé un milliard, qu'à faire mettre en doute par l'Europe, non pas l'admirable courage des troupes, mais l'habileté de nos généraux? Où donc est la gloire pour la France que tant d'expéditions aient fini, non comme une guerre, par une bataille, mais comme une chasse, par une battue?

Le Journal des Débats est ivre de joie de la défaite d'Abdel-Kader. Tant de joie de sa part nous navre de tristesse. Nous nous disons: Pour qu'un tel résultat cause une telle ivresse aux hommes qui nous gouvernent, il faut ou que nous soyons bien dégénérés depuis trente ans, ou qu'ils n'aient pas en eux le moindre sentiment de la grandeur nationale!

La défaite d'Abd-el-Kader, par Abd-er-Rahman, un triomphe pour la France!... O mànes de Louis XIV et de Napoléon, pardonnez-leur!

Que ne font-ils donc chanter un Te Deum à Notre-Dame! Que n'ordonnent-ils donc l'interruption du deuil dans lequel est plongé la famille royale ? Que n'illuminent-ils done les édifices publics? Que ne commandent-ils done aux glorieux canons des Invalides, aux canons de Montenotte, de Castiglione, d'Arcole, de Rivoli, de Montebello, de Marengo, d'Ulm, d'Austerlitz, d'léna, d'Eylau, de Friedland, de Wagram, de Smolensk, de la Moscowa, de Lutzen, etc., etc., de saluer, par une salve retentissante, la nouvelle de l'arrivée d'Abd-el-Kader à Toulon?

L'article du Journal des Débats est tout un poème; il se termine par ce chant :

<< Tel a été le résultat du traité de Tanger. Au lieu d'ac» cabler l'empereur après la bataille d'Isly, la France l'a » épargné; au lieu de le ruiner « pour payer notre gloire, » » comme on disait alors, la France lui a laissé ses tré» sors, et ces trésors nous ont plus servi dans les caisseş » d'Abd-er-Rahman qu'ils ne l'auraient fait dans les nôtres.

» car ils ont soldé l'armée qui a chassé l'émir du Maroc. Nous pouvions ravager l'empire et détrôner l'empereur, >> nous avons mieux aimé le protéger contre Abd-el-Kader, » qui était son ennemi comme le nôtre. Nous avions battu » l'empereur à Isly, et il nous redoutait. Nous lui avions » montré de la confiance après le traité de Tanger, et il se » fiait à nous. C'est en lui inspirant cette juste mesure de >> confiance et de crainte, qui a tant d'empire sur les musulmans, que notre diplomatie a triomphé au Maroc. On » nous criait de nous défier de l'empereur; on cherchait à » nous faire peur de son hostilité, de sa perfidie : nous » avons eu son alliance sincère, sa coopération active. On »> nous assurait la guerre : nous sommes en paix avec le » Maroc, et Abd-el-Kader est à Toulon! »

Cet article prouve que le Journal des Débats, dans son enthousiasme prompt à s'enflammer, n'a pas même pris le temps de lire les dépêches officielles; s'il se fut donné cette peine, il eût vu dans la dépêche du lieutenant général de Lamoricière, adressée à S. A. R. M. le duc d'Aumale, et datée de Sidi-Mohamed-el-Ouassini, le 16 décembre 1847, que, dans la journée de jeudi 9, deux cavaliers de MuleyAbd-er-Rahman avaient apporté à Abd-el-Kader une lettre dans laquelle l'empereur écrivait à l'émir « que s'il voulait » venir à Fez, il serait traité aussi bien qu'il le pourrait dé» sirer, que ses cavaliers et ses fantassins seraient admis » dans les troupes marocaines, que la population de la » deïra recevrait des terres, etc.; que s'il refusait ces pro» positions, le chemin du désert était libre et qu'il le pou» vait prendre... »

Voilà comment nous avons eu « l'alliance sincère, la coo»pération active» de Muley-Abd-er-Rahman! Il a fallu pour qu'il se décidat à la guerre, qu'on la lui fit à outrance; il a fallu, pour qu'il se décidat à puiser dans ses coffres, qu'il fût menacé jusque sur son tròne par l'audace d'Abdel-Kader. Le beau dévoùment! Falliance sincère ! l'active coopération! Comme nous devons être reconnaissants à Muley-Abd-er-Rahman de ne s'être pas laissé paisiblement

ravir sa couronne et ses trésors, peut-être même décapiter, de s'être enfin défendu quand on l'attaquait!

Si l'émir a refusé avec fierté la position qui lui était offerte à Fez, s'il a voulu jouer désespérément sa dernière partie et livrer vaillamment sa dernière bataille avant de se résigner à prendre le chemin du désert, c'est à l'empereur, c'est à cet excellent allié qu'il nous en faut rendre grâces! Grâces lui en soient donc rendues!

Mais veut-on une autre preuve de l'attention avec laquelle le Journal des Débats a lu les rapports officiels ? la voici :

JOURNAL DES DÉBATS.

« Après avoir lu attentivement les rapports, on reste convaincu qu'Abd-el-Kader ne pouvait pas s'échapper. »

S. A. R. LE DUC D'AUMALE. « L'émir a pour lui l'obscurité, un pays difficile sillonné de sentiers inconnus de nos éclaireurs; la fuite lui était facile. »

De ces deux versions, laquelle faut-il croire? laquelle est la vraie? Est-ce celle de S. A. R. M. le duc d'Aumale? est-ce celle du Journal des Débats ?

Si la version du Journal des Débats est celle qu'il faut admettre, comment alors expliquer que la soumission d'Abdel-Kader n'ait pas eu lieu sans condition aucune? Comment expliquer ces mots du rapport de M. le lieutenantgénéral de Lamoricière : « J'étais obligé de prendre des en».gagements, je les ai pris, et j'ai le ferme espoir que Votre » Altesse Royale et le gouvernement les RATIFIERONT Si » l'émir se confie à ma parole... J'ai uniquement promis et » stipulé que l'émir et sa famille seraient tous portés à » Alexandrie ou à Saint-Jean-d'Acre. Ce sont les deux seuls lieux que j'ai indiqués, c'étaient ceux qu'il désignait dans » sa DEMANDE que j'ai accepTÉE. »

Il faut choisir : ou, selon la version de S. A. R. M. le duc d'Aumale, la fuite pour Abd-el-Kader était facile, et alors s'expliquent naturellement les conditions offertes par le prince et acceptées par M. le général de Lamoricière; mais dans ce cas la France ne doit à Muley-Abd-er-Rhaman absolument aucune reconnaissance, ou, selon la version du

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