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rappelons, notre colonie reste sans défenseurs; nous risquons de perdre, sans combat, en un moment, le fruit de tant de sacrifices; c'est un danger certain.

Le Maroc nous a déclaré la guerre, et l'Algérie est demeurée en paix; c'est là une épreuve décisive dont on ne saurait méconnaître l'importance; cette épreuve ne change pas nos convictions sur le fond de la question de colonisation, mais elle dissipe les doutes qui ne nous faisaient accueillir qu'avec une extrême réserve les bulletins si multipliés et les rapports si prolixes de l'armée d'Afrique. C'est donc avec empressement que nous venons aujourd'hui rendre aux efforts de M. le maréchal Bugeaud la justice qu'ils méritent. Plus ce témoignage public aura été tardif de notre part et plus, nous le croyons, il aura de prix à ses yeux, car moins on pourra le soupçonner de complaisance et de banalité. Le pouvoir de louer est le privilège de ceux qui n'ont pas l'art de flatter.

II.

20 septembre 1844.

Rien de plus facile que de reprocher aux chambres législatives leur parcimonie; mais supposez qu'elles votassent un, cinq, dix, vingt millions par an pour la colonisation de l'Afrique, que feriez-vous de cet argent? Comment l'emploieriez-vous? Voilà ce qu'il faudrait préalablement savoir et ce que nous demanderions à connaître.

Nous avons lu à peu près tout ce qui a été publié sur les moyens de colonisation militaire ou civile de l'Algérie, et, nous devons le dire, c'est surtout cette lecture, entreprise par nous plutôt dans un esprit favorable que contraire aux idées et aux tentatives de colonisation, qui nous a donné la défiance dont nous avons fait l'aveu.

Voyez donc ce que produisent les encouragements et les subventions que votent les chambres, sur la proposition du gouvernement, en faveur de l'agriculture, des lettres et des arts! Quelle raison avez-vous de croire que des encourage

ments qui sont stériles, lorsqu'ils sont dispensés sous nos yeux et sous le contrôle d'une presse vigilante, auraient en Algérie une efficacité qu'ils n'ont pas en France? Nous sommes impuissants à faire sortir de sa routine l'agriculture de nos départements, à devancer la marche du temps, et nous n'aurions qu'à semer de l'argent en Algérie pour y recueillir de l'or! Il faudrait que nous vissions ce miracle pour y croire. Tout ce qui a besoin de la serre-chaude pour porter des fruits coûte cher et vaut peu. La colonisation ne fait pas exception à cette règle. Plus qu'aucune autre entreprise humaine, au contraire, la colonisation a besoin de la maturité du temps, car elle a à lutter contre une grande difficulté, celle de trouver des hommes capables, moraux et patients. Les Français qui s'éloignent de la mère-patrie sont rarement de ce nombre. Ils ne vont, communément, chercher la fortune au loin que parce qu'ils n'ont su réussir chez eux dans aucune carrière, faute d'aptitude, de prudence et de persévérance, que pour chercher l'oubli d'une faute ou la réparation d'un désastre. Ce sont le plus souvent des caractères entreprenants, mais dont le fond est l'insoumission, la paresse et la mobilité; des gens enfin qui comptent plus sur le hasard que sur eux-mêmes. Or, il n'en est pas de plus antipathiques à la colonisation, alors surtout qu'il s'agit de terres à mettre en culture, et que l'esclavage est un instrument qui leur manque.

Il ne faut donc pas nous faire d'illusion sur les progrès de la colonisation en Algérie; ils seront infiniment lents, soit que les chambres législatives accordent, soit qu'elles n'accordent pas les fonds qu'on demande, et qu'elles ne sauraient d'ailleurs voter qu'au préjudice de nos grands travaux publics en cours d'exécution.

III.

4 octobre 1845.

On sait ce que l'Algérie coûte déjà à la France: huit cent milions et cent mille hommes, perte qui s'augmente cha

que année de cent millions et de quinze mille soldats tués dans les expéditions ou morts dans les hôpitaux.

Il n'est donc pas de question dont il soit plus important et plus urgent de s'occuper.

Elle intéresse tous les contribuables, toutes les familles ; il y va de l'honneur de notre drapeau et de notre pavillon; il y va peut-être de l'avenir du pays!

Voilà quinze ans que la question est à l'étude; juste la durée du consulat et de l'empire! Nest-ce donc pas assez? Ou l'on doit savoir aujourd'hui à quoi s'en tenir, ou il faut renoncer à le savoir jamais. Si le gouvernement flotte encore dans l'incertitude et l'ignorance, à coup sûr, ce n'est pas le rapport d'un commissaire ou d'une commission qui l'en tirera. Ce ne sont pas les rapports, les documents de toute nature qui manquent au gouvernement; un rapport de plus ne fera point faire un seul pas en avant à la question; il ne sera qu'un prétexte pour retarder, pendant un an encore, l'examen et le débat ; or, il faut, de toute nécessité, qu'elle se vide à la tribune dans la session prochaine.

La presse doit s'unir pour empêcher un nouvel ajournement, et mettre le gouvernement dans l'obligation de terminer une affaire qui ne saurait traîner plus longtemps sans compromettre gravement la dignité et la sécurité nationales.

M. le maréchal Bugeaud avait réussi à accréditer cette erreur qu'il faudrait faire pendant longtemps de grands sacrifices en hommes et en argent pour dominer les Arabes, attendu, disait-il, que la population indigène comptait 8 millions d'ames et de 6 à 700 mille guerriers bien armés et héroïquement déterminés à s'opposer à notre domination et à la colonisation.

De cette erreur, il avait tiré les conséquences suivantes : Nécessité de maintenir en Algérie un gouvernement militaire y perpétuant la guerre.

Nécessité de circonscrire la colonisation dans des zones extrêmement étroites.

Nécessité, enfin, de priver les Français non militaires des

bienfaits d'une administration régulière, et d'une justice inamovible, tant que les Arabes ne seraient pas soumis.

Mais le gouvernement sait maintenant à quoi s'en tenir à cet égard; il sait que le territoire de l'Algérie se compose de deux parties distinctes: 1° le Tell (Tellus, pays de céréales), qui est une zône de cent myriamètres de longueur sur douze de largeur, comprise entre le littoral et le Sahara; 2o le Sahara algérien, pays des oasis, ayant à peu près 2,240 myriamètres carrés de surface. Il sait que sur cette immense surface, égale aux deux tiers de celle de la France, il n'existe pas deux millions et demi d'habitants. Donc, il n'y a plus lieu de continuer à dépenser près de cent millions de francs par an pour exterminer les restes d'une population arabe reconnue impuissante; le temps est venu de fonder et d'appeler en Algérie une population française et européenne, qui s'élève progressivement de cinq à six millions d'habitants. Or, quel est le mode le plus avantageux pour attirer promptement en Algérie cette population française et européenne? Là est toute la question.

IV.

18 octobre 1845.

En 1842, M. le général Bugeaud, dans une brochure intitulée : L'ALGÉRIE : — Des moyens d'utiliser et de conserver cette conquéte, écrivait : « Si l'on veut faire les choses avec » toute sécurité pour la possession et avec la rapidité désirable pour le progrès des travaux, il faudra réellement » 80,000 hommes.

» Le gouvernement, les Chambres, le public, vont se ré»crier, sans doute, sur l'énormité de ce chiffre, je m'y at

tends et je m'y expose. J'ignore l'art de tromper le pays » ou de caresser ses erreurs; j'aime mieux heurter ses illu»sions et lui dire sans ménagement les conditions du suc» cès de son entreprise que de le livrer dans l'avenir à des mécomptes désastreux. »

A cette époque, M. le général Bugeaud, « pour faire les

» choses avec toute sécurité, » demandait donc qu'on lui donnât le commandement de 80,000 hommes; or, non-seulement on lui a donné les 80,000 hommes qu'il avait demandés, mais encore on a successivement élevé ce nombre de 56,000 à 87,000, lequel va même être porté à 99,000 hommes. Eh bien! en sommes-nous beaucoup plus avancés ? Quel progrès durable la domination et la colonisation ontelles fait en Afrique depuis trois ans? Chaque année, ne nous faut-il pas recommencer infructueusement une expétion nouvelle, après laquelle on ne manque jamais de s'exclamer que c'en est fait de la puissance d'Abd-el-Kader, que cette fois il est bien vaincu et ne saurait se relever?

On sait ce qu'il y a de vrai dans ces cris de triomphe; on vient de l'apprendre assez cruellement.

Le 15 janvier 1840, M. le général Bugeaud, au bruit des murmures de la Chambre, s'écriait à la tribune: « On ne fait » pas la guerre avec des sentiments de philanthropie. » Nommé l'année suivante, en 1841, au gouvernement génénéral de l'Algérie, il n'a pas épargné, en effet, les razzias, il n'a reculé devant aucune des extrémités les plus cruelles de la guerre. Eh bien ! qu'a produit ce système de carnage et d'intimidation sur l'esprit des Arabes? A-t-il produit la crainte et la soumission, ou l'exaspération et les représailles? L'incendie à peine éteint des grottes du Dahra a-t-il empêché l'insurrection des Chourfa, qui a coûté la vie au brave lieutenant-colonel Berthier; a-t-il empêché le massacre de Djamma-Ghazaouat, où quatre cent cinquante soldats français, conduits par le colonel Montagnac, sont morts en héros, formant « un groupe immobile entouré d'Arabes » et tombant sous leur feu comme un vieux mur (1) ? »

Votre système, pouvons-nous répondre à M. le maréchal Bugeaud, duc d'Isly, a eu le temps de se produire; il s'est produit en toute liberté; tout ce que vous avez demandé en hommes et en argent, tout ce qui avait été refusé à vos pré

(1) Expressions d'un carabinier. Rapport du chef d'état-major de Martinprey.

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