Page images
PDF
EPUB

ce temps (loi si justement critiquée par Voltaire) (1) å demander pardon, genoux en terre, à Dieu et à la Seigneurie (2). Il aima mieux s'expatrier que de se soumettre à une telle humiliation, et il n'y aurait qu'à l'en louer si, en quittant Genève, il n'y avait laissé un enfant qu'aucune considération ne lui devait faire abandonner. Jean-Jacques a raison de dire que les suites de cette aventure ont influé sur le reste de sa vie.

Il fut recueilli par son oncle Bernard, qui le mit en pension, avec son propre fils, à Bossey, chez le ministre Lambercier. « Deux ans passés au village, dit Rousseau, adoucirent un peu mon âpreté romaine et me ramenèrent à l'état d'enfant »; mais il faut le dire, d'après ses confidences, d'enfant non moins précoce du côté du tempérament que du côté de l'intelligence.

A son retour à Genève, il rentra chez son oncle, << homme de plaisir, dit-il lui-même, ainsi que mon père », et qui ne prit guère soin de lui. Il y passa et y perdit deux ou trois ans. Après de longues délibérations, on se décida à le faire entrer chez un greffier, pour y apprendre ce que son oncle appelait l'utile métier de grapignan; mais il fut bientôt renvoyé ignominieusement du greffe pour cause

(1) Voy. t. ler, p. 298.

(2) Voy. Rousseau et les Genevois, par M. Gaberel, qui a rectifié, d'après des documents officiels, la version de Rousseau sur ce point.

d'ineptie. « Il fut prononcé par les clercs de M. Masseron que je n'étais bon qu'à mener la lime. » On le mit donc en apprentissage chez un graveur.

Cet état, qui demande de l'intelligence et du goût, ne lui déplaisait pas; mais la brutalité de son maître le rebuta du travail et gâta son caractère. « Rien, dit-il, ne m'a mieux appris la différence qu'il y a de la dépendance filiale à l'esclavage servile, que le souvenir des changements que produisit en moi cette époque. » Il y contracta les goûts et les vices qui sont les effets ordinaires de la tyrannie: la convoitise, la fainéantise, la dissimulation, le mensonge, le vol même. C'est ainsi que, grâce à ce malheureux apprentissage, il passa, suivant ses expressions, de la sublimité de l'héroïsme à la bassesse d'un vaurien. Cependant son goût pour la lecture finit par revenir; il dévora tous les livres « bons ou mauvais (1) », d'une fameuse loucuse, La Tribu; et, si cette passion lui attira de nouveaux châtiments, elle le consola du moins des misères de son état, et le ramena à des sentiments plus nobles. Il recommença à vivre, par l'imagination, de la vie des personnages que lui présentaient ses lectures, et en se créant ainsi un état fictif, il oubliait son état réel; mais il développait aussi en lui ce penchant à se nourrir de

lui

(1) « Si mon goût, dit-il, ne me préserva pas des livres plats et fades, mon bonheur me préserva des livres obscènes et licencieux. >>

fictions et cette humeur misanthropique qui devait le rendre si malheureux.

Enfin, las des mauvais traitements que lui prodiguait son patron, et qui devenaient de plus en plus intolérables à mesure qu'il avançait en âge, il prit le parti de fuir et s'éloigna de Genève. Il avait alors seize ans. Arrivé, dans ses Confessions, à cette crise de sa vie qui décida de sa destinée, Rousseau se demande ce qui serait arrivé de lui s'il était tombé dans les mains d'un meilleur maître, et il se prend å regretter la vie obscure et simple, mais égale et douce, que lui aurait faite le métier de graveur. Il eût été sans doute plus heureux, mais quelle perte pour le monde si cette lumière s'était consumée dans l'atelier d'un artisan! Rousseau, d'ailleurs, ne s'abuse-t-il pas ici? Même en tombant entre les mains d'un excellent maître, pouvait-il échapper à sa destinée?

Le hasard le conduisit à Confignon, village de Savoie, dont le curé s'appelait M. de Pontverre. Frappé par ce nom, fameux dans les annales de la république de Genève, il eut l'idée d'aller voir ce descendant des gentilshommes de la cuiller (1), et de lui conter son histoire. Le curé de Confignon vit

(1) Ces gentilshommes étaient ainsi nommés parce qu'ils s'étaient vantés de manger les Genevois à la cuiller, et qu'ils portaient comme signe de ralliement une cuiller pendue à leur cou.

là une occasion que le ciel lui envoyait d'enlever une âme à l'hérésie. Au lieu d'engager et d'aider le jeune Rousseau à rentrer dans sa famille, il l'adressa à Mme de Warens, qui avait elle-même abjuré le protestantisme pour le catholicisme (elle vivait alors à Annecy d'une de ces pensions que les rois de Sardaigne accordaient aux transfuges de la Réforme), et qui devait être naturellement disposée à seconder ses pieux desseins (1). C'est ainsi que Rousseau entra en relations avec l'aimable et singulière femme, qui devait avoir une si grande influence sur sa destinée, et qu'il fut conduit à abjurer la religion où il était né.

me

Mae de Warens l'envoya à Turin, sans que son père et son oncle eussent fait aucun effort pour le

(1) « Je vous envoie Jean-Jacques Rousseau, écrivit M. de Pontverre å madame de Warens, jeune homme qui a déserté son pays; il me paraît d'un heureux caractère, il a passé un jour chez moi, et c'est encore Dieu qui l'appelle à Annecy. Tâchez de l'encourager à embrasser le catholicisme. C'est un triomphe quand on peut faire des conversions. Vous concevez aussi bien que moi que pour ce grand œuvre auquel je le crois assez disposé, il faut tâcher de le fixer à Annecy, dans la crainte qu'il ne reçoive ailleurs quelques mauvaises instructions. Ayez soin d'intercepter tou'es les lettres qu'on pourrait lui écrire de son pays, parce que se croyant abandonné, il abjurera plus tôt. Je remets tout entre les mains du Tout-Puissant et les vôtres que je baise.» (Voy. Mémoires de madame de Warens, Chambéry, 1786, p. 257. Cf. Rousseau et les Genevois, par M. Gaberel, p. 56.)

soustraire au sort qui lui était réservé (1). Conduit à l'hospice des catéchumènes pour y être instruit dans le culte catholique, Rousseau n'eut pas sujet d'être édifié des spectacles qu'il eut sous les yeux : quiconque a lu les Confessions n'a pas oublié l'affreux tableau qu'elles retracent. Accoutumé à prendre au sérieux la religion dans laquelle il avait été élevé, et assez âgé déjà pour comprendre la gravité de l'acte qu'il allait accomplir, il se reprochait à lui-même sa faiblesse ; mais il ne se sentait pas la force de caractère nécessaire pour se tirer du mauvais pas où il s'était engagé. Il se laissa donc mener en procession à l'église métropolitaine de Saint-Jean, pour y faire une abjuration solennelle, et de là à l'Inquisition, pour recevoir l'absolution du crime d'hérésie, et rentrer dans le sein de l'Église. Cette conversion, arrachée à sa faiblesse, ne modifia pas du moins le fond d'idées religieuses qu'il avait puisées dans sa première éducation : elle ne fit, au contraire, que lui | inspirer plus d'antipathie contre le catholicisme. Il avait cru faire en cela une chose utile à ses intérêts, mais il n'en fut point récompensé. « Au moment, dit-il, où je pensais être enfin placé selon mes espé

(1) « Il semblait, dit Rousseau, que mes proches conspirassent avec mon étoile pour me livrer au destin qui m'attendait. Mon frère s'était perdu par une semblable négligence, mais si bien perdu qu'on n'a jamais su ce qu'il était devenu. »

« PreviousContinue »