Page images
PDF
EPUB

dire, l'honneur de Rousseau ni celui de la philosophie ne peuvent être ici en cause. Quand il serait démontré que Rousseau s'est donné la mort, il n'y aurait absolument aucune conséquence à tirer de ce suicide, ni contre Rousseau, ni contre la philosophie, puisque ce fait n'aurait pas été un acte de sa libre volonté, mais un effet naturel de la maladie mentale dont il était atteint. Il n'est que trop bien établi que, dans les dernières années de sa vie, Rousseau a été sujet à de vrais accès de folie: c'est dans un accès de ce genre (il l'a lui-même avoué) qu'il avait quitté l'Angleterre, dont le sombre climat avait certainement contribué à altérer sa tête déjà malade; pendant son séjour de huit années à Paris, il donna, par intervalles, de nouvelles preuves de folie. Si donc il s'était réellement suicidé, cet acte aurait été la conséquence toute naturelle de cette maladie arrivée à son dernier terme. C'en eût été la crise finale.

C'est précisément ce qui explique que le bruit du suicide de Rousseau se soit si facilement répandu et accrédité. Et puis, on le sait assez, quand une fois une opinion s'est formée dans le public, elle devient une sorte de préjugé indestructible. Le récit de Le Bègue de Presle, destiné à démentir ce bruit, ne parvint pas à le détruire, comme l'atteste la Correspondance de Grimm.

Parmi ceux qui ont soutenu l'opinion du suicide

de Rousseau, nous rencontrons d'abord madame de Staël. Elle n'est pas sans doute la première qui l'ait avancée, mais elle est la première qui l'ait sérieusement accréditée. Voici comment elle s'exprime dans une note de ses Lettres sur les ouvrages et le caractère de Jean-Jacques Rousseau, publiées dix ans après la mort de ce grand écrivain, en 1788.

« On sera peut-être étonné de ce que je regarde comme certain que Rousseau s'est donné la mort. Mais le même Genevois dont j'ai déjà parlé (1), reçut une lettre de lui quelque temps avant sa mort, qui semblait annoncer ce dessein. Depuis, s'étant informé avec un soin extrême de ses derniers moments, il a su que le matin du jour où Rousseau mourut, il se leva en parfaite santé, mais dit cependant qu'il allait voir le soleil pour la dernière fois, et prit, avant de sortir, du café qu'il fit lui-même. Il rentra quelques heures après, et commençant alors à souffrir horriblement, il défendit constamment qu'on appelât du secours et qu'on avertît personne. Peu de jours avant ce triste jour, il s'était aperçu des viles inclinations de sa femme pour un homme de l'état le plus bas : il parut accablé de cette découverte, et resta huit heures de suite sur le bord de l'eau dans une méditation profonde. Il me semble que si l'on réunit ces détails et sa tristesse habituelle, à l'accroissement extraordinaire de ses terreurs et de

(1) Il s'agit ici de M. Coindet, qui s'était chargé de tous les intérêts matériels de Rousseau; madame de Staël le désigne suffisamment dans sa réponse à madame de Vassy en disant qu'il avait été secrétaire de M. Necker.

ses défiances, il n'est plus possible de douter que ce grand et malheureux homme n'ait terminé volontairement sa vie. »

La conclusion de madame de Staël paraît bien précipitée et bien affirmative, eu égard aux arguments sur lesquels elle s'appuie. Indépendamment de celui qui se tire de la mélancolie habituelle de Rousseau, elle en invoque deux: 1° une lettre écrite par Rousseau à M. Coindet quelque temps avant sa mort, et qui semblait annoncer ce dessein; 2° l'infidélité de Thérèse.

La lettre dont parle ici madame de Staël et d'autres dont elle invoqua plus tard le témoignage (dans une réponse à la fille de M. de Girardin, madame de Vassy), n'ont jamais été publiées et probablement n'existent plus; mais elles ne prouveraient pas péremptoirement, fussent-elles aussi précises que possible, que Rousseau s'est réellement donné la mort. Il aurait pu les écrire dans une certaine disposition d'esprit, sans avoir réellement mis à exécution le dessein qu'il y annonçait.

Quant à l'infidélité de Thérèse, je ne ferai pas remarquer que la compagne de Rousseau avait alors soixante ans car il est trop vrai que cet âge respectable ne l'a pas empêchée de contracter de nouvelles relations avec un palefrenier de la maison de M. de Girardin; mais je dirai, d'après le témoignage de la

famille de M. de Girardin (1), que c'est plus d'un an après la mort de Rousseau qu'elle fit la connaissance de cet homme, et eut, suivant l'expression de madame de Vassy, des torts assez graves pour ne pouvoir plus rester à Ermenonville.

Après madame de Staël vient Corancez, dont la relation a paru neuf ans après l'écrit de madame de Staël et vingt ans après la mort de Rousseau, mais dont l'autorité dans la question a beaucoup plus de poids, parce qu'il avait été l'ami de Rousseau, et que, s'il n'a pas plus assisté à sa mort que Le Bègue de Presle, il s'était transporté à Ermenonville le lendemain même du décès de son ami. Il a cru au suicide de Jean-Jacques; voyons sur quoi il fonde son opinion.

Il raconte d'abord qu'un chevalier de Malte nommé Flammanville, le rencontrant un jour à l'Opéra, lui dit qu'il arrivait d'Ermenonville, que la tête de Rousseau travaillait et qu'il lui avait remis un papier écrit de sa main pour solliciter de la pitié publique un asile (c'est l'écrit que Rousseau avait déjà fait circuler l'année précédente). Cette anecdote prouve que la tête de Rousseau travaillait encore, au moins par moments; mais le récit de Le Bègne de Presle atteste qu'il avait aussi ses moments de contente

(1) Voyez la lettre de Mme la comtesse Alexandre de Vassy à Mme de Staël, et la lettre de M. Stanislas Girardin à M. Musset-Pathay.

ment, que sa nouvelle résidence et ses hôtes lui plaisaient, qu'il travaillait avec goût (il avait entrepris la Flore d'Ermenonville) et méditait de nouveaux travaux (1). Ainsi la corde fatale ne résonnait pas toujours. Il n'y a donc aucune conséquence à tirer du fait rapporté par Corancez.

Le récit des observations qu'il fit à Ermenonville le lendemain de la mort de Rousseau est-il plus concluant? Laissons-le parler, mais en le discutant pied à pied.

(1) Le Bègue de Presle avait accompagné Rousseau à Ermenonville: Pendant le temps que j'y passai, dit-il, M. Rousseau me parut de plus en plus satisfait de son nouveau domicile et de ses hôtes. Il venait se promener presque tous les jours avec nous, et y dînait quelquefois. Il entreprit bientôt de faire l'herbier ou collection des plantes des environs d'Ermenonville. Je revins à Paris le 5 juin... Je retournai à Ermenonville le 21, et je fus convaincu du contentement de M. Rousseau par la reconnaissance qu'il me témoigna pour ses hôtes, et le remerciement qu'il me fit comme ayant influé sur la préférence qu'il leur avait donnée... Il avait délié ses compositions de musique, il les faisait exécuter à cette estimable famille... Il s'était attaché à un des enfants de M. de Girardin, et lui avait inspiré du goût pour la connaissance des plantes. Le 26 juin, jour de mon départ, il me demanda de lui envoyer à mon arrivée du papier pour continuer son herbier, des couleurs pour faire les encadrements, et à mon retour, en septembre, de lui apporter des livres de voyages pour amuser, durant les longues soirées, sa femme et sa servante, avec plusieurs ouvrages de botanique qu'il se proposait d'étudier. Il dit même qu'il pourrait se remettre à quelques ouvrages commencés, tels que Daphnis et la Suile d'Émile.

« PreviousContinue »