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guère d'ailleurs qu'une discussion, peu sincère, sur le suicide, auquel d'Alembert rattache les macérations indiscrètes qui tendent à abréger les jours et sont une faute contre la société sans être un hom

mage à la religion, et un examen assez superficiel de la question mise à la mode par Rousseau, si l'étude des sciences et des arts est plus nuisible qu'avantageuse aux États; mais la morale de d'Alembert se termine par un souhait qu'il importe de signaler. Laissons-le l'exprimer lui-même :

« Nous serait-il permis de conclure ces éléments de morale par un souhait que l'amour du bien public nous inspire, et dont il serait à désirer qu'un citoyen philosophe jugeât l'exécution digne de lui? Ce serait celle d'un catéchisme de morale à l'usage et à la portée des enfants. Peut-être n'y aurait-il pas de moyen plus efficace de multiplier dans la société les hommes vertueux; on apprendrait de bonne heure à l'être par principes, et l'on sait quelle est sur notre âme la force des vérités qu'on y a gravées dès l'enfance. Il ne s'agirait point dans cet ouvrage de raffiner et de discourir sur les notions qui servent de base à la morale; on en trouverait les maximes dans le cœur même des enfants, dans ce cœur où les passions et l'intérêt n'ont pas encore obscurci la lumière naturelle. C'est peut-être à cet âge que le sentiment du juste et de l'injuste est le plus vif, et quel avantage n'y aurait-il pas à le développer et à l'exercer de bonne heure? Mais un catéchisme de morale ne devrait pas se borner à nous instruire de ce que nous devons aux autres. Il devrait

insister aussi sur ce que nous nous devons à nous-mêmes; nous inspirer les règles de conduite qui peuvent contribuer à nous rendre heureux; nous apprendre à aimer nos semblables et à les craindre, à mériter leur estime et à nous consoler de ne la pas obtenir; enfin à trouver en nous la récompense des sentiments honnêtes et des actions vertueuses. »

L'idée qu'exprime ici d'Alembert devait éclore au XVIII° siècle avec l'affranchissement de la morale. Elle a été adoptée par le plus grand des moralistes de ce siècle, par Kant (1); et, si des essais malheureux, comme ceux de Volney et de Saint-Lambert, ont pu la compromettre, ils n'en ont pas détruit la vérité et la valeur: elle reste toujours comme un but proposé aux efforts des philosophes. Je ne me dissimule pas les difficultés que présente l'exécution de cette idée; mais je ne la tiens pas pour radicalement impossible les matériaux en sont épars dans tous les monuments de la sagesse humaine, depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, en passant par l'Évangile, où les philosophes mêmes peuvent et doivent puiser comme dans un admirable livre de morale; il ne s'agirait plus que de les coordonner

(1) Voyez Critique de la raison pratique, p. 378 de ma traduction, et p. 188 et suiv. de mon Examen de cet ouvrage. Kant a même tracé un fragment d'un catéchisme de ce genre dans sa Doctrine de la vertu (p. 170 de ma traduction).

dans un ensemble imposant et simple, qui aurait à la fois le prestige de l'autorité des siècles et la force de la raison universelle. C'est encore là une tâche que le xviir siècle a léguée au nôtre, et que l'avenir accomplira certainement (1).

(1) C'est ce que j'avais déjà dit dans mon Examen de la critique de la raison pratique (p. 332). Je l'ai répété et je le maintiens avec la même confiance, parce qu'il y a là un nouveau besoin de l'humanité à satisfaire.

TRENTE-NEUVIÈME LEÇON.

D'ALEMBERT.

SA POLÉMIQUE AVEC J. J. ROUSSEAU SUR LA QUESTION DU THÉATRE.

Origine de cette polémique : le vœu exprimé dans l'article Genève de l'Encyclopédie donne lieu à la Lettre de Rousseau sur les spectacles, à laquelle répond d'Alembert. Exposition critique des considérations invoquées par Rousseau et de celles que lui oppose son antagoniste, sur le caractère, le but et les effets au Inéátre, sur le Misanthrope de Molière, sur l'état de comédien, la convenance de l'établissement d'un théâtre à Genève. ment la réponse de d'Alembert fut appréciée par Rousseau. Que la lettre de Rousseau n'a point empêché l'établissement d'un théâtre à Genève, mais qu'elle n'a point été pourtant une œuvre stérile. Conclusion sur d'Alembert.

sur

Com

Je ne veux pas quitter d'Alembert sans parler de la polémique qui s'éleva entre Rousseau et lui sur la question du théâtre, à propos de son article Genève (tome VII de l'Encyclopédie); il s'agit là, en effet, d'une grave et délicate question de morale et de politique, et il est curieux de la voir débattue entre ces deux grands esprits.

Dans cet article, qui témoignait d'ailleurs de la

vive sympathie des philosophes français pour la république de Genève, pour ses institutions et ses mœurs, et même pour sa religion et son culte, d'Alembert exprimait le vœu que le gouvernement de cette république permit l'établissement d'un théâtre, chose qu'il n'avait pas soufferte jusque-là, excepté pendant l'année 1737, à l'époque de la médiation des trois puissances (France, Sardaigne et cantons suisses), et sur la demande de leurs ambassadeurs.

Ce vœu répondait au but que poursuivait Voltaire depuis qu'il était venu fixer sa résidence sur le territoire de Genève (1755), et il répondait aussi au désir d'une partie de la société génevoise, qui montrait un goût très-vif pour ce divertissement défendu. L'hôte des Délices s'étant vu entraver dans le dessein qu'il avait conçu de donner en son château des représentations où devaient, non-seulement assister, mais jouer plusieurs personnes de Genève, avait fait construire sur la frontière génevoise, à Tournay, un théâtre où quelques dames de la ville remplirent des rôles à côté des acteurs de la Comédie française, entre autres du fameux Lekain; il finit même par faire représenter des pièces aux Délices, «malgré les perruques génevoises » (1). Il voulait plus : il voulait

(1) « Eh bien, j'ai réussi, écrivait-il; j'ai fait pleurer tout le conseil de Genève; Lekain a été sublime, et je corromps la jeunesse de

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