Page images
PDF
EPUB

dans deux morceaux remarquables, l'un sur la Paix perpétuelle, l'autre sur la polysynodie. Les deux plus importants ouvrages de Rousseau, à côté du Contrat social, sortent également de cette retraite : La nouvelle Héloïse (1759), ouvrage qui marque une nouvelle phase dans la vie de Rousseau, une phase de tendresse inassouvie succédant à la phase de révolte contre la société et d'héroïsme extravagant signalée par ses deux premiers discours, et dans lequel, tout en épanchant son âme en des flots de sentiments, il traitait les questions les plus élevées de la morale; puis l'Émile (1762), qui n'avait dû être d'abord qu'un simple mémoire sur l'éducation, entrepris sur la prière de madame de Chenonceaux à l'usage de son fils, mais qui devint une véritable théorie morale de la nature humaine et où se trouvaient agités tous les grands problèmes de la morale, de la politique et de la religion.

Mais là aussi commença pour Rousseau une nouvelle série de malheurs que lui attirèrent soit les torts de ses amis (Diderot, Grimm, Mme d'Épinay), soit ses propres fautes (son amour pour la sœur de Mme d'Épinay, Mme d'Houdetot), soit les défauts de son caractère ombrageux, caractère que ses amis ne surent pas toujours suffisamment comprendre et ménager, soit surtout la hardiesse de ses opinions; et qui, en développant en lui cette humeur noire à laquelle il était

déjà si fortement enclin, finirent par le jeter dans une véritable et douloureuse monomanie.

Mais je renvoie à la prochaine leçon le tableau de cette nouvelle série d'épreuves, où le pauvre Jean-Jacques ne fut pas seulement le bourreau de lui-même, mais où il ne fut aussi que trop réellement le martyr de la libre pensée.

VINGTIEME LECON.

JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
L'HOMME SA VIE (SUITE).

Rousseau quitte l'Hermitage pour s'établir à Montmorency: c'est là qu'il a écrit la Lettre sur les spectacles. Fâcheuse allusion à Diderot. Impression de la Nouvelle Héloïse à Amsterdam; complaisance du directeur de la librairie, M. de Malesherbes. Rousseau refuse une place au Journal des savants. Il repousse les avances de la maréchale de Luxembourg au sujet de l'Académie française. Il écrit le cinquième livre de l'Émile (Sophie ou la Il use de son crédit

femme) au milieu du parc de Montmorency.

[ocr errors]

auprès de la maréchale de Luxembourg pour faire sortir de prison l'abbé Morellet; noble réponse à l'envoi de la comédie des Philosophes par l'auteur. Scandale produit par la publication de l'Émile. Fuite de Rousseau; il se réfugie à Yverdon. - L'Émile brûlé par la main du bourreau à Paris, et à Genève (avec le Contral social); et l'auteur décrété dans ces deux villes. L'orage gague Berne forcé de quitter Yverdon, Rousseau se réfugie au village de Mottiers (comté de Neufchâtel). Mandement de l'archevêque de Paris; réponse de Rousseau. Il abdique son titre de citoyen de Genève. Les Lettres de la montagne brûlées à Paris avec le Dictionnaire philosophique de Voltaire. Rousseau quitte brusquement Mottiers, où il ne se croit pas en sûreté, s'établit dans l'île de Saint-Pierre, mais en est bientôt chassé, et, sur l'invitation de David Hume, passe en Angleterre, et se fixe à Woo

[ocr errors]
[ocr errors]

ton, où il écrit les cinq premiers livres de ses Confessions. - Influence du climat de l'Angleterre sur Rousseau, sa rupture avec

Hume. Sa rentrée en France.

[ocr errors]

Après divers séjours à la

campagne, il finit par s'installer à Paris. Ses derniers travaux :

Considérations sur le gouvernement de Pologne, Rousseau juge Jean-Jacques, Rêveries d'un promeneur solitaire.

Rousseau s'étant brouillé avec Grimm et avec

Mme d'Épinay (il faut reconnaître que tous les torts n'étaient pas de son côté), quitta l'Hermitage à la suite d'un brutal congé de la grande dame (1757), renvoya à Paris la mère de Thérèse, Me Levasseur, qui avait joué un rôle odieux dans toute cette affaire, comme dans toutes les circonstances, et s'établit à Montmorency, dans une petite maison appartenant au procureur fiscal du prince de Condé. Peu après son établissement dans cette nouvelle résidence, il écrivit, en réponse à l'article Genève, que d'Alembert venait de publier dans l'Encyclopédie, et où l'auteur engageait la glorieuse petite république à admettre la comédie que la cité de Calvin n'avait point soufferte jusque-là, sa fameuse Lettre sur les spectacles. Il a dépeint dans ses Confessions, avec cet admirable coloris qui lui est propre, la disposition d'esprit où il se trouvait, quand il composa cet ouvrage.

Pendant un hiver assez rude, au mois de février, j'allais tous les jours passer deux heures le matin et autant l'aprèsdînée, dans un donjon tout ouvert que j'avais au bout du

jardin où était mon habitation. Ce donjon, qui terminait une allée en terrasse, donnait sur la vallée et l'étang de Montmorency, et m'offrait pour terme de point de vue le simple, mais respectable château de Saint-Gratien, retraite du vertueux Catinat. Ce fut dans ce lieu, pour lors glacé, que, sans abri contre le vent et la neige, et sans autre feu que celui de mon cœur, je composai, dans l'espace de trois semaines, ma lettre à d'Alembert sur les spectacles. C'est ici, car la Julie n'était pas à moitié faite, le premier de mes écrits où j'aie trouvé des charmes dans le travail. Jusqu'alors l'indignation de la vertu m'avait tenu lieu d'Apollon; la tendresse et la douceur d'âme m'en tinrent lieu cette fois. Les injustices dont je n'avais été que spectateur m'avaient irrité; celles dont j'étais devenu l'objet m'attristèrent ; et cette tristesse sans fiel n'était que celle d'un cœur trop aimant, trop tendre, qui, trompé par ceux qu'il avait crus de sa trempe, était forcé de se retirer au dedans de lui. Plein de tout ce qui venait de m'arriver, encore ému de tant de violents mouvements, le mien mêlait le sentiment de ses peines aux idées que la méditation de mon sujet m'avait fait naître; mon travail se sentit de ce mélange. Sans m'en apercevoir, j'y décrivis ma situation actuelle ; j'y peignis Grimm, Madame d'Épinay, Madame d'Houdetot, Saint-Lambert, moi-même. En l'écrivant, que je versais de délicieuses larmes ! Hélas! on y sent trop que l'amour, cet amour fatal dont je m'efforçais de guérir, n'était pas encore sorti de mon cœur. A tout cela se mêlait un certain attendrissement sur moi-même, qui me sentais mourant, et qui croyais faire au public mes derniers adieux. Loin de craindre la mort, je la voyais approcher avec joie ; mais j'avais regret de quitter mes

« PreviousContinue »