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indépendamment des autres. J'ai déjà dit que tel n'était pas le vrai but de la morale; mais cette réserve faite, et en prenant ce chapitre tel qu'il est, sinon tel qu'il s'annonce par son titre, on ne peut en général qu'approuver la sagesse que conseille d'Alembert. Il la ramène à deux principes: le détachement des richesses et celui des honneurs, et il affirme que le second n'est pas moins nécessaire à notre bonheur que le premier : « La raison permet sans doute d'être flatté des honneurs, mais sans les exiger ni les attendre; leur jouissance peut augmenter notre bonheur, leur privation ne doit point l'altérer. C'est en cela que consiste la vraie philosophie, et non dans l'affectation à mépriser ce qu'on souhaite. C'est mettre un trop grand prix aux honneurs que de les fuir avec empressement ou de les rechercher avec avidité; le même excès de vanité produit ces deux effets contraires. » D'Alembert croyait que l'ambition est le plus grand mobile des actions et même des vertus humaines, et que, par cette raison, il serait dangereux de vouloir l'étouffer; mais il veut qu'elle soit modérée, sous peine de devenir le plus odieux et le plus funeste de tous les vices. Malheureusement, quand il nous enjoint de réprimer nos passions, l'ambition, la jalousie, l'amour, c'est plutôt au nom de notre bonheur qu'elles compromettent, qu'au nom de notre dignité

morale qu'elles détruisent. Là est le vice originel de sa morale. Aussi cette morale manque-t-elle, non sans doute de cette sagesse que nous désignons sous le nom de prudence, mais de cette force et de cette élévation que seule la vraie vertu peut donner. De là aussi la tristesse de sa conclusion, et il faut reconnaître que, si l'on n'a en effet dans la vie d'autre but et d'autre règle que le bonheur personnel, il est difficile d'échapper à cette conclusion :

« C'est donc le grand principe de la morale du philosophe (et tel est le déplorable sort de la condition humaine), qu'il faut presque toujours renoncer aux plaisirs pour éviter les maux qui en sont la suite ordinaire. Cette existence insipide, qui nous fait supporter la vie sans nous y attacher, est pourtant l'objet de l'ambition et des efforts du sage, et c'est en effet, tout mis en balance, la situation que notre condition présente nous doit faire désirer le plus. Encore la plupart des hommes sont-ils si à plaindre, qu'ils ne peuvent même par leurs soins se procurer cet état d'indifférence et de paix; mille causes tendent à le troubler; les unes, comme la douleur corporelle, sont absolument indépendantes de nous; d'autres, comme le désir de la considération, des honneurs, de la gloire, ont leur source dans l'opinion des autres, qui n'est guère plus en notre pouvoir; d'autres enfin ont leur origine dans notre propre opinion, mais n'en sont pas pour cela des tyrans moins funestes à notre tranquillité. Toutes les leçons de la philosophie sur ce point seront bien faibles

pour nous guérir, si la nature ne nous y a préparés d'avance par une disposition qui dépend principalement de la structure des organes. Il est vrai que cette insensibilité, soit physique, soit morale, a l'inconvénient de porter en même temps sur les plaisirs et sur les maux, et d'affaiblir les uns en adoucissant les autres; comme l'extrême sensibilité à la douleur suppose aussi des organes plus propres à faire goûter les impressions agréables. »

C'est un bien triste regard que celui que le philosophe jette ici sur la condition humaine; mais, envisagée d'un point de vue plus élevé, plus vraiment moral, n'offre-t-elle pas un tout autre aspect? Je me permets de renvoyer sur ce point d'Alembert et les philosophes de son école à celle du philosophe de Koenigsberg, qui a si bien relevé l'homme à ses propres yeux par le sentiment de sa valeur morale.

Mais, pour retrouver une haute expression de ce sentiment, nous n'avons pas besoin de chercher ailleurs que dans d'Alembert lui-même. Lisez son Essai sur la société des gens de lettres et des grands, et vous verrez avec quelle force il s'applique à relever l'homme dans l'homme de lettres, et venge la dignité humaine si tristement oubliée par tant d'écrivains, et si indignement profanée par leurs prétendus protecteurs. C'est qu'ici c'est l'homme qui parle, beaucoup plus que le théoricien, qu'il écoute plutôt les sentiments de son âme que les principes de

son école, et que chez lui les premiers sont souvent très-nobles et très-fiers, tandis que les seconds sont originellement étroits et insuffisants. Aussi y a-t-il lå des pages que Kant et Fichte ne désavoueraient pas. J'en citerai, pour terminer, deux passages détachés. Voici le premier :

« Le sage n'oublie point que s'il est un respect extérieur que les talents doivent aux titres, il en est un autre plus réel que les titres doivent aux talents. Mais combien de gens de lettres pour qui la société des grands est un écueil à cet égard! Si elle ne va pas jusqu'à la familiarité et à cette égalité parfaite hors de laquelle tout commerce est sans douceur et sans âme, la distance humilie, parce qu'on a de fréquentes occasions de la sentir, et si la familiarité s'y joint, c'est pis encore ; c'est la fable du lion avec lequel il est dangereux de jouer. Un homme de lettres forcé par des circonstances singulières à passer ses jours auprès d'un ministre, disait de lui avec beaucoup de vérité et de finesse : « Il veut » se familiariser avec moi, mais je le repousse avec le res» pect... >>

Voici le second:

• Quel mal ne font pas aux talents mêmes les bienfaits bassement reçus? Ils communiquent à l'âme un avilissement qui dégrade insensiblement les idées, et dont les écrits se ressentent à la longue; car le style prend la teinture du caractère. Ayez de la hauteur dans les sentiments, votre manière d'écrire sera ferme et noble. Je ne nie pas qu'il puisse

y avoir des exceptions à cette règle, comme il y en a à tout, mais ces exceptions seraient une espèce de phénomène. Les Romains disaient: Du pain et des spectacles; qu'il serait à désirer que tous les gens de lettres eussent le courage de dire Du pain et de la liberté. Je parle de liberté, non seulement dans leurs personnes, mais aussi dans leurs écrits... Liberté, vérité et pauvreté (car quand on craint cette dernière, on est bien loin des deux autres), voilà trois mots que les gens de lettres devraient toujours avoir devant les

yeux. »>

Liberté, vérité, pauvreté au besoin, ces trois mots que d'Alembert proposait pour devise aux gens de lettres de son temps, est-il inutile de les rappeler à ceux du nôtre ?

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