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Voltaire, enfin, a tout dit en un mot :

« Un si beau génie à qui la nature a donné de si grandes ailes (1).

D

On a remarqué souvent que, malgré ce beau génie et ces grandes ailes, Diderot n'a pas laissé un seul chefd'œuvre, à l'exception de quelques contes ou dialogues. Il a partout semé de belles pages, des pages étincelantes, mais il n'a pas fait un livre. C'est qu'il n'était pas dans son esprit de se fixer sur un point : il n'avait pas la patience nécessaire pour méditer longuement un sujet et le travailler à loisir; il écrivait de verve, suivant que les idées se présentaient à lui, sans se soucier de les disposer selon le meilleur ordre et de leur donner une forme achevée. Ajoutez à cela qu'il lui fallut travailler toute sa vie pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. Aussi disait-il vers la fin de sa carrière : « J'ai été forcé toute ma vie de suivre des occupations auxquelles je n'étais pas propre, et de laisser de côté celles où j'étais appelé par mon goût (2) ». C'est ainsi

(1) Sur le génie de Diderot, voyez une brillante étude récemment publiée par M. Asseline (Diderot et le XIXe siècle, Paris, Marpon, 1866), qui l'a parfaitement analysé, mais qui en revanche a un peu exagéré son rôle et son influence.

(2) « Le sacrifice des talents, disait-il encore, serait moins commun s'il n'était question que de soi; on se résoudrait plutôt à boire de

qu'il a souvent gaspillé son génie. Ajoutez encore ce que j'ai rappelé tout à l'heure, qu'il s'est toujours, par excès d'obligeance, laissé piller sa vie et ses facultés ; et vous vous expliquerez que, sauf les contes ou les dialogues que doivent excepter les juges les plus sévères (1), Diderot n'ait pas laissé une œuvre accomplie.

Mais qui oserait dire que son génie a été perdu? C'est qu'il n'était pas un de ces improvisateurs sans conviction et sans âme, comme certains d'aujourd'hui qui saluent en lui leur maître, et que, s'il a trop gaspillé les richesses de son esprit, il a aussi concentré ses puissantes facultés sur un monument qui, malgré ses défauts, avait sa grandeur et n'a pas été sans influence sur le développement de la civilisation, l'Encyclopédie (2),

l'eau, à manger des croûtes et à suivre son génie dans un grenier; mais pour une femme et pour des enfants, à quoi ne se résoudrait-on pas? Si j'avais à me faire valoir, je ne leur dirais pas : J'ai travaillé trente ans pour vous; mais je leur dirais : J'ai renoncé pendant trente ans pour vous à la vocation de nature. »

(1) « Personne n'a mieux conté dans le XVIIIe siècle, dit M. Villemain, non, pas même Voltaire. »

(2) Sur l'influence de l'Encyclopédie, voyez le livre récemment publié par M. Pascal Duprat : Les Encyclopédistes, Paris, 1866.

TRENTE-QUATRIÈME LEÇON.

DIDEROT.

SES IDÉES MORALES.

Observations qui doivent servir de règles dans l'étude des idées morales de Diderot. SES IDÉES SUR LE LIBRE ARBITRE: il soutient la thèse de la liberté dans son article de l'Encyclopédie sur ce sujet, et celle du fatalisme dans le Dialogue avec d'Alembert et dans une lettre familière de 1776. - - SES IDÉES SUR LE PRINCIPE

DU DEVOIR ET DE LA VERTU autres elles se montrent aussi dans les articles Loi morale, Juste et injuste de l'Encyclopédie, et autres dans Le Prosélyte répondant par lui-même, où la vertu est ramenée au principe du bonheur personnel et de la passion.— Apologie des passions (Pensées philosophiques, Lettres à mademoiselle Voland).

IDÉES DE DIDEROT TOUCHANT NOS DIFFÉRENTS DEVOIRS : insuffisance de sa morale individuelle ; sa morale sociale justice et bienfaisance. L'Entretien d'un père avec ses enfants.

Quoique Diderot, ainsi qu'il le dit dans ce portrait peint par lui-même, auquel j'ai déjà emprunté quelques traits, aimât beaucoup les questions de morale, comme en général toutes les grandes questions de philosophie, qu'il s'en soit beaucoup occupé et qu'il les ait traitées sous les formes les plus diverses: ou

vrages spéciaux, articles de l'Encyclopédie, salons, romans, contes, dialogues, pièces de théâtre, lettres, conversations, il n'est pourtant pas facile de déterminer exactement ses idées sur ce sujet. C'est qu'en matière morale il n'avait point, à proprement parler, de doctrine bien arrêtée, pas même celle du doute. Il avoue lui-même, dans ce même portrait que je viens de rappeler, que sur ces grandes questions, « il n'avait guère que des doutes à émettre »; car, si on lui demandait ce que c'est que le vrai, le bon et le beau, il n'avait point de réponses prêtes, et cependant il souffrait qu'on l'appelât le philosophe. Ce n'est pourtant pas sous la forme du doute que Diderot produit ordinairement ses pensées. Il prend en général, dans ses divers écrits, sur les plus graves questions, un ton très-affirmatif et très-tranchant, auquel celui du doute eût été bien préférable. Il avait, en effet, l'esprit trop vif et trop impétueux pour ne pas se porter tout entier du côté où il inclinait dans le moment, et pour ne pas pousser jusqu'au bout l'idée qui se présentait à lui. Mais au fond, sa pensée n'était pas toujours aussi dogmatique qu'elle en avait l'air, et il ne faudrait pas, sur tout sujet, le prendre trop à la lettre. Ensuite, à cause de son inconstance même, qui n'était pas l'incertitude d'un doute profondément réfléchi, mais celle d'un esprit fougueux et vacillant, elle a subi diverses variations dont il faut tenir

compte, si l'on veut se la représenter exactement. Enfin, il faut bien distinguer dans Diderot ce que j'appellerai sa doctrine officielle, par exemple ses articles de l'Encyclopédie, où il ne fait que reproduire, à l'usage du public, les idées consacrées (celles de Clarke entre autres), et sa doctrine personnelle, c'est-à-dire les écrits où il se donne toute liberté et se montre véritablement lui-même. Cette distinction a été très-bien faite par M. Damiron, dans ses Mémoires pour servir à l'histoire de la philosophie au XVIIIe siècle (t. I, p. 317); mais on n'en a pas toujours aussi bien tenu compte. On a récemment publié, par exemple, sous le titre d'Esprit de Diderot, un recueil où l'on a entassé pêle-mêle des pensées extraites de ses œuvres, sans avoir égard ni à leur origine ni à leur date. Ce n'est pas là faire vraiment connaître l'esprit de Diderot. Vous voyez quelles difficultés présente l'étude des idées morales de cet écrivain, mais vous voyez aussi par ce que je viens de dire, quelles sont les règles à observer dans cette étude. Il importe de les avoir toujours présentes à l'esprit.

Si, comme je l'ai fait pour les autres philosophes, je cherche d'abord à interroger Diderot sur les deux questions fondamentales de la morale: la question du libre arbitre et celle du principe même de la morale, du principe du devoir et de la vertu, je

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