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plus grand secret. Croyez-moi, il faut que les sages qui ont de l'humanité se rassemblent loin des barbares insensés. »

Dans le même temps, Voltaire faisait remettre à Diderot une espèce de mémoire anonyme, où il lư peignait tous les périls qui le menaçaient et le conjurait de fuir. Diderot, qui avait reconnu dans cette lettre la main du patriarche de Ferney, répondit :

« Je sais bien que quand une bête féroce a trempé sa langue dans le sang humain, elle ne peut plus s'en passer; je sais bien que cette bête manque d'aliments, et que n'ayant plus de jésuites à manger, elle va se jeter sur les philosophes; je sais bien qu'elle a jeté les yeux sur moi et que je serai peut-être le premier qu'elle dévorera; je sais bien qu'il peut arriver avant la fin de l'année que je me rappelle vos conseils, et que je m'écrie: O Solon, Solon!... Maist que voulez-vous que je fasse de l'existence, si je ne puis la conserver qu'en renonçant à tout ce qui me la rend chère? Et puis, je me lève tous les matins avec l'espérance que les inéchants se sont amendés pendant la nuit, qu'il n'y a plus de fanatiques... Si j'avais le sort de Socrate, songez que ce n'est pas assez de mourir comme lui pour mériter de lui être comparé... Si nous ne concourons pas avec vous à écraser la bête, c'est que nous sommes sous sa griffe, et si, connaissant toute sa férocité, nous balançons à nous en éloigner, c'est par des considérations dont le prestige est d'autant plus fort qu'on a l'âme plus honnête et plus sensible. Nos entours sont si doux, et c'est une perte si difficile à réparer! »>

Heureusement la persécution que Voltaire redoutait pour Diderot lui épargna ses coups, et le fondateur de l'Encyclopédie put terminer cet ouvrage, auquel il travaillait depuis plus de vingt ans, et qui, durant ce long espace de temps, ne lui avait laissé aucun repos. Grâce à son immense activité et à son courage inébranlable, le XVIIIe siècle avait vu s'élever et s'achever le monument qui lui représentait l'ensemble des connaissances auxquelles l'esprit humain était arrivé jusqu'alors, et lui présageait les progrès de l'avenir.

TRENTE-TROISIÈME LEÇON.

DIDEROT.

L'HOMME SA VIE (SUITE ET FIN).

SON CARACTÈRE ET SON GÉNIE.

Pauvreté de Diderot. Générosité de l'impératrice Catherine à son Voyage en Russie : franc-parler du philosophe à la cour.

égard.

Son retour à Paris.

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Ses derniers écrits.

Sa mort.

d'im

Son CARACTÈRE : inconstance, vivacité, mobilité, bonhomie, obligeance, besoin d'expansion, nulle envie, nulle ambition, désintéressement et dévouement. Son GÉNIE de conversation, provisation écrite (salons); sa capacité d'esprit : magnifiques témoignages de Grimm, Rousseau, Voltaire. n'a pas laissé un livre accompli. génie ait été perdu.

Pourquoi Diderot

- Il s'en faut pourtant que son

L'Encyclopédie, qui fit la fortune de plusieurs libraires, ne fit point celle de Diderot. Le premier contrat stipulait qu'il recevrait une somme de 1200 livres par an; on ne s'en tint pas, il est vrai, à cette médiocre rémunération il reçut 2500 francs pour chacun des dix-sept volumes dont se compose l'ouvrage, plus une somme de 10 000 fr.; mais qu'étaitce que cela relativement aux trente ans de travail que lui coûta ce monument ? Il hérita aussi quelque bien de son père; mais, s'il acquit ainsi un peu plus d'ai

BARNI.

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sance, il n'était pas encore trop cossu, suivant sa propre expression. Il était d'ailleurs, en même temps que trèsgénéreux, très-dissipateur. « Il aimait à jouer, dit sa fille, jouait mal et perdait toujours... Il ne se refusait pas un livre. Il avait des fantaisies d'estampes, de pierres gravées, de miniatures; il donnait ces chiffons le lendemain du jour où il les avait achetés. » Il n'est pas étonnant qu'avec de tels goûts et les dépenses auxquelles il était obligé de pourvoir, Diderot n'eût rien amassé. Aussi, quand il voulut avoir de quoi marier sa fille, le seul enfant qui lui restât de quatre qu'il avait eus, ne vit-il d'autre parti à prendre que de vendre sa bibliothèque. L'impératrice Catherine, ayant été informée de ce projet, acheta la bibliothèque au prix de 15 000 livres, mais à la condition que Diderot la garderait sa vie durant, et elle lui donna une pension de 1000 francs pour en être le bibliothécaire.

« Cette pension, oubliée à dessein, dit madame de Vandeul, ne fut point payée pendant deux ans. Le prince de Galitzin (l'ambassadeur de Russie qui avait arrangé l'affaire) demanda à mon père s'il la recevait exactement; il lui répondit qu'il n'y pensait pas, qu'il était trop heureux que Sa Majesté Impériale eût bien voulu acheter sa boutique et lui laisser ses outils. Le prince l'assura que ce n'était pas sûrement l'intention de la princesse, et qu'il se chargeait d'empêcher un oubli plus long. En effet, mon père reçut

quelque temps après 50 000 francs, afin que cela fût payé pour cinquante ans. »>

Diderot voulut aller remercier en personne l'impératrice. Il retrouva à Saint-Pétersbourg le célèbre statuaire Falconet, l'auteur de la statue équestre de Pierre le Grand. C'est Diderot qui avait été le négociateur des conditions du voyage de cet artiste, et celui-ci n'avait cessé de le solliciter de venir en Russie. Mais il paraît que l'accueil qu'en reçut le philosophe fut bien différent de celui qu'il en devait attendre, après le service qu'il lui avait rendu et les protestations de reconnaissance et de dévouement dont il en avait été accablé. Diderot avait voulu descendre chez lui, et avait refusé en conséquence le logement que lui offrait le prince qui l'avait conduit en Russie, M. de Nariskow; rebuté par la réception de son soidisant ami, il dut recourir à l'hospitalité qu'il avait d'abord déclinée.

Mais le chagrin que lui causa la conduite de Falconet fut amplement compensé par la joie qu'il eut de retrouver à Saint-Pétersbourg son ami de cœur, l'ami de son âme, Grimm, et surtout par l'accueil qu'il reçut de l'impératrice Catherine. Je ne dirai pas avec l'un des éditeurs de Diderot (1) que « vrai

(1) Supplément aux œuvres complèles de Diderot (Paris, Belin, 1819), notice, p. xvj,

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