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Aussi l'auteur même du Contrat social, lorsqu'il est descendu de la pure théorie à la pratique, dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, a-t-il dû se départir de la rigueur de son principe. « La loi de la nature, dit-il dans ce dernier ouvrage, ne permet pas que les lois obligent quiconque n'y a pas voté personnellement, ou du moins par ses représentants. » Il admet donc maintenant des représentants; seulement il veut qu'ils reçoivent de ceux qu'ils représentent un mandat impératif et qu'ils leur rendent compte de leurs votes. Ce système est déjà beaucoup plus pratique, mais on peut faire encore un pas de plus dans le système de la représentation sans abandonner le principe de la souveraineté du peuple.

Nous pouvons maintenant finir par où nous avons commencé, par cette idée de la souveraineté du peuple; et, comme nous connaissons à présent toute la pensée de Rousseau sur ce point, nous sommes aussi mieux en état de l'apprécier.

Nous avons vu en quel sens il est nécessaire d'admettre le principe de la souveraineté du peuple. Mais dire que le peuple est, dans l'État, le seul souverain, est-ce lui accorder le droit de tout faire? Son pouvoir a pour limites, non-seulement (cela va sans dire) les droits des autres peuples, mais dans son propre sein les droits sacrés et imprescriptibles

de toute personne humaine. Rousseau, vous l'avez vu, a fait lui-même sur ce point des réserves aussi formelles qu'éloquentes; mais, malgré ces réserves, c'est précisément sur ce point que sa théorie laisse le plus à désirer. J'en ai donné les raisons: ne distinguant pas avec exactitude l'ordre naturel de l'ordre civil, il attribue trop à celui-ci; il modèle d'ailleurs beaucoup trop son idéal sur la cité antique, et enfin il est trop porté à confondre, sous le titre de volonté générale, le réel avec le rationnel. Ainsi il dira que nulle loi ne peut être injuste, parce que nul n'est injuste envers lui-même, comme si la volonté générale était toujours tout ce qu'elle doit être, et comme si la majorité, dans laquelle elle se résout toujours en définitive, ne pouvait jamais porter atteinte aux droits de la minorité. Ce n'est plus là sans doute la vraie et pure volonté générale, mais c'est la volonté générale telle qu'elle se traduit en fait. Ces paroles signifient-elles qu'un peuple, comme un individu, a le droit de faire des sottises ou des folies, si bon lui semble? Il faudrait au moins qu'il fût tout entier d'accord pour cela; car on n'a pas le droit, si nombreux que l'on soit, d'imposer ses folies ou ses sottises aux autres. Rousseau oublie trop, quand il parle du peuple, que, s'il est comme une personne, ce qui est trèsvrai en un sens, cette personne n'est pas rigoureusement et absolument une, mais qu'elle se compose

elle-même d'autant de personnes qu'il y a d'individus dans l'État, et que la volonté générale qui en résulte ne saurait jamais avoir dans la réalité l'unité idéale et abstraite qu'il lui attribue. Or, les choses étant ainsi, si l'on veut sauver la liberté de l'homme, il ne faut pas lui demander de commencer par l'aliéner à la communauté ou à la volonté générale; mais il faut, au contraire, renfermer celle-ci dans les limites les plus étroites possibles, et, en retranchant le plus possible à l'État, laisser le plus possible à l'individu. Voilà ma conclusion, qui n'est pas tout à fait conforme à la théorie de Rousseau, mais qui n'exclut nullement ce qu'il y a de vrai et de fondé dans cette théorie : le principe bien entendu de la souveraineté du peuple.

TRENTIÈME LEÇON.

JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

SES IDÉES POLITIQUES (SUITE).

Qu'il ne faut pas le confondre

Ce que c'est que le gouvernement. avec la souveraineté. Exagération des idées de Rousseau sur les rapports du gouvernement et du souverain. Les diverses formes de gouvernement distinguées par Rousseau : sens tout particulier qu'il attache aux mots monarchie, aristocratie, démocratie; équivoques qui peuvent en résulter. Quel est pour lui

l'idéal du gouvernement; vérité et erreurs de sa théorie. Moyens de prévenir les usurpations du gouvernement.

Nous n'aurions pas une idée complète de la doctrine politique de Rousseau, si nous n'examinions sa théorie du gouvernement, qui en est une partie spéciale et essentielle, et qui fait l'objet du troisième livre du Contrat social.

Le mot gouvernement a reçu de Rousseau un sens particulier, qui a été généralement adopté dans les États où est appliquée la distinction du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif : il désigne spécialement ce dernier. Mais quelle distinction notre auteur

établit-il au juste entre ces deux pouvoirs, et quelle idée se fait-il du pouvoir exécutif, auquel il réserve le nom de gouvernement? Voilà ce qu'il nous faut d'abord rechercher.

Selon lui, de même que dans l'homme, toute action libre a deux causes qui concourent à la produire l'une morale, savoir la volonté qui détermine l'acte; l'autre physique, savoir la puissance qui l'exécute; de même, dans le corps politique, il faut distinguer la volonté, qui forme la puissance législative, et la force, qui est la puissance exécutive, et rien ne s'y fait ou ne s'y doit faire sans le concours de ces deux puissances. Nous avons vu que la puissance législative appartient au peuple et ne peut appartenir qu'à lui; mais à qui revient la puissance exécutive? Selon Rousseau, « elle ne peut appartenir à la généralité, parce que cette puissance ne consiste qu'en des actes particuliers qui ne sont point du ressort de la loi, ni par conséquent de celui du souverain, dont tous les actes ne peuvent être que des lois. Il faut donc à la force publique un agent propre qui la réunisse et la mette en œuvre selon les directions de la volonté générale. » Telle est la raison du gouvernement: il a pour but l'exécution des lois et le maintien de la liberté tant civile que politique, et par conséquent il ne peut être exercé que par un homme ou par un corps.

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