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DIX-NEUVIÈME LEÇON.

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JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
L'HOMME SA VIE (SUITE).

Relations que valut à Rousseau son second séjour à Paris. II devient le secrétaire de l'ambassadeur de France à Venise; comment il s'acquitte de cette fonction. Sa rupture avec M. de Montaigu, inutilité de ses plaintes, germe d'indignation que lui laisse cette aventure. Sa liaison avec Thérèse Levasseur; influence de cette liaison sur sa vie. Il est réduit à se faire, à trente-trois ans, le secrétaire de madame Dupin. pital; explication de cette conduite. question proposée par l'Académie de Dijon : Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs? Discussion des diverses versions sur le parti adopté par Rousseau. - Immense succès de ce discours. · Réforme opérée par Rousseau dans sa manière de vivre. Comment il comprend la dignité de l'écri

vain; son désintéressement..

Il envoie ses enfants à l'hô-
Discours en réponse à la

- Discours sur l'origine de l'inégalité

parmi les hommes, composé dans la forêt de Saint-Germain. Voyage à Genève : Rousseau se fait réintégrer dans ses droits de citoyen et abjure le catholicisme. Il forme le projet de se fixer

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à Genève; pourquoi il renonce à ce projet. Son établissement à l'Hermitage. Ses travaux dans cette retraite le Contrat social, ses résumés de l'abbé de Saint-Pierre, la Nouvelle Héloïse, l'Émile.

Rousseau arrivait à Paris (1741) plein d'illusions : il comptait faire une révolution dans la musique avec

le système qu'il avait inventé, et croyait dès lors sa fortune assurée. Malheureusement, soit incompétence de la part des commissaires chargés par l'Académie des sciences d'examiner son projet, gens de mérite assurément (c'étaient MM. de Mairan, Hellot et de Fouchy), mais étrangers à la musique, soit manque, non sans doute de nouveauté, comme le lui reprochaient à tort les académiciens, mais d'utilité réelle (1), ce système n'eut pas tout le succès qu'il en attendait. Néanmoins les démarches qu'il dut faire à cette occasion le mirent à portée d'entrer en relations avec tout ce qu'il y avait à Paris de plus distingué dans la littérature, et la Dissertation sur la musique moderne qu'il publia pour exposer et défendre sa méthode, sans avoir un grand retentissement, commença d'attirer l'attention sur lui. C'est à cette époque qu'il fit la connaissance de Diderot, lequel devait avoir une certaine influence sur le développement de ses idées. Il fit aussi, grâce à son système, la connaissance de quelques grandes dames, Mme de Beuzenval, qui avait voulu d'abord le faire dîner à l'office, Mme de Broglie, sa fille, et la fameuse Mme Dupin, qui recevait toutes les personnes jetant de l'éclat, les

(1) Rameau reprochait à ce système d'exiger une opération de l'esprit qui ne pouvait se prêter toujours à la rapidité de l'exécution. « C'était, dit Rousseau, la seule objection solide qu'il y eût à faire à mon système. >>

grands, les belles femmes, les hommes de lettres, et que fréquentaient Fontenelle, l'abbé de Saint-Pierre, Buffon, Voltaire, etc. Ces relations dans le monde aristocratique lui valurent d'être choisi comme secrétaire par le nouvel ambassadeur français à Venise : le comte de Montaigu. Rousseau s'acquitta de ses fonctions diplomatiques, qui paraissaient lui convenir si peu, avec beaucoup d'exactitude, d'habileté, de fermeté, et, ce qui est rare dans ces sortes de places, ce qui paraît étonnant quand on songe à la jeunesse de Rousseau, mais ce qui cesse de l'être, quand on connaît son caractère, avec un parfait désintéressement. Mais le comte de Montaigu était un personnage inepte, brutal, jaloux plutôt qu'heureux du mérite de son secrétaire, qui lui rendait de grands services, et Rousseau dut rompre avec lui. Il s'empressa de revenir à Paris pour y rendre compte de sa conduite et obtenir justice; mais, quoique tout le monde se montrât scandalisé des folies de l'ambassadeur, le secrétaire ne put rien obtenir, et, las de crier en pure perte, il perdit courage et laissa tout là. Cette aventure laissa dans son âme un germe d'indignation contre les institutions régnantes, qui ne se développa point alors, mais qui devait un jour porter ses fruits.

La justice et l'inutilité de mes plaintes, dit-il dans ses Confessions, me laissèrent dans l'âme un germe d'indigna

BARNI.

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tion contre nos sottes institutions civiles, où le vrai bien public et la véritable justice sont toujours sacrifiés à je ne sais quel ordre apparent, destructif en effet de tout ordre, et qui ne fait qu'ajouter la sanction de l'autorité publique à l'oppres sion du faible et à l'iniquité du fort. Deux choses empêchèrent ce germe de se développer pour lors comme il a fait dans la suite l'une, qu'il s'agissait de moi dans cette affaire, et que l'intérêt privé, qui n'a jamais rien produit de grand et de noble, ne saurait tirer de mon cœur les divins élans qu'il n'appartient qu'au plus pur amour d'y produire; l'autre fut le charme de l'amitié, qui tempérait et calmait ma colère par l'ascendant d'un sentiment plus doux (1). »

Mais, en attendant que se développe le germe dont il parle dans ces lignes, il est curieux de voir sur quel ton il écrivait dès lors à Mme de Beuzenval, qui, tout infatuée des prérogatives de son rang, n'avait pu se mettre dans la tête qu'un ambassadeur pût avoir tort envers son secrétaire, et avait très-mal reçu Rousseau:

« J'ai tort, Madame, je me suis mépris: je vous croyais juste, vous êtes noble, j'aurais dû m'en souvenir : j'aurais dû sentir qu'il est inconvenant à moi, plébéien, de réclamer contre un gentilhomme. Ai-je des aïeux, des titres?... S'il (M. de Montaigu) est sans élévation dans l'âme, c'est que sa noblesse

(1) Il s'agit ici d'un Espagnol, Ignacio Emmanuel de Altuna, avec lequel Rousseau s'était lié à Venise, et dont il nous a tracé le por trait le plus séduisant.

l'en dispense; s'il est affilié à tout ce qu'il y a d'immonde dans la ville la plus immorale, s'il hante les escrocs, s'il l'est lui-même, c'est que ses aïeux ont de l'honneur pour lui. »

Rebuté par l'épreuve qu'il venait de faire, Rousseau prit la résolution de vivre désormais dans l'indépendance, en tirant parti de ses talents, dont il commençait à avoir une meilleure opinion (il ne s'agit encore que de ses talents dans l'art de la musique). C'est de cette époque (1745), que date un événement de sa vie que je ne puis passer sous silence, car il eut des suites funestes pour Rousseau; je veux parler de sa liaison avec une femme sans éducation, sans esprit, d'une âme vulgaire, indigne de lui à tous égards, Thérèse Levasseur. Il riva ainsi sa destinée à une chaîne qui, sans qu'il se l'avouât à lui-même, pesa sur lui toute sa vie et fut en grande partie la cause de ses fautes ou de ses bizarreries, et de ses malheurs. En unissant son sort à celui de cette pauvre fille, il croyait trouver dans les douceurs d'une vie simple et selon ses goûts, un dédommagement à la brillante fortune à laquelle il venait de renoncer; il ne se doutait pas de la fâcheuse influence que cette triste liaison aurait sur toute sa destinée. Il se mettait d'ailleurs sur les bras toute une famille sans ressources et sans délicatesse. Sa situation ne s'améliorait donc pas.

Après de vaines tentatives pour faire représenter

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