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il suffit de consulter la nature de l'homme et la raison. Or, c'est précisément ce qu'a fait Rousseau. D'ailleurs, il n'est même pas vrai de dire qu'aucun État ne se fonde, en fait, sur un contrat primitif. Quand de nouveaux États se forment, comme il arrive au nouveau monde, quel est l'acte par lequel ils se constituent, sinon un contrat, un pacte consenti par tous? Et ce que font les nouveaux États est aussi ce que font les anciens, quand ils veulent se réformer sur le modèle des principes de la raison, comme il est arrivé à la France en 1789, et depuis à tant d'autres États, particulièrement à la Confédération helvétique et à ses divers cantons. Au fond, le principe de Rousseau n'est autre chose que celui de la libre adhésion des citoyens aux institutions politiques et aux lois civiles sous lesquelles ils doivent vivre et auxquelles ils seront tenus d'obéir; et ce principe lui-même n'est autre que celui de la liberté, sans laquelle l'homme n'est plus qu'un esclave ou une machine. Il est donc inattaquable à ce titre; peutêtre aurait-il besoin d'être complété (c'est un point que nous examinerons plus tard), mais on ne saurait raisonnablement refuser de l'admettre.

J'ajoute que les termes où Rousseau formule d'abord le problème dont le Contrat social doit donner la solution sont excellents: trouver une forme d'association qui défende et protége de toute la force com

mune la personne et les biens de chaque associé, et pour laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant. Nous verrons bientôt si, dans la solution qu'il en donne, Rousseau est toujours resté fidèle aux termes de son problème et aux grands principes que nous venons de le voir si bien mettre en lumière; mais jusque-là nous ne pouvons que lui applaudir.

VINGT-HUITIEME LEÇON.

JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

SES IDÉES POLITIQUES (SUITE).

Clause à laquelle Rousseau ramène toutes les autres : l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. Comment il cherche à concilier cette clause avec son

principe de l'inaliénabilité de la liberté humaine. Comment et d'après quel modèle il conçoit l'État. Que, suivant lui, c'est l'État qui crée le droit individuel, par exemple de propriété ; et que par conséquent il peut le régler à son gré ou même l'anéantir. Idéal social de Rousseau au sujet de la propriété. Fausse idée de l'unité ou de la communauté civile (assimilation du corps polilique au corps organisé); le moi commun considéré comme la règle du juste et de l'injuste; d'où cette fausse maxime : Tout ce qu'ordonne la loi est nécessairement légitime.

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Nous allons pénétrer dans l'intérieur du monument sur le seuil duquel nous nous sommes arrêtés. Mais ici commencent les difficultés. En déterminant le but que Rousseau s'est proposé dans le Contrat social et la base juridique qu'il donne à la société civile et aux obligations qu'elle implique, nous avons pu nous contenter d'analyser sa pensée et d'en faire

ressortir la vérité : cette pensée était, en effet, simple, claire, ou du moins facile à dégager, et, sinon complète, du moins incontestable. Mais en entrant plus avant dans ce grand ouvrage, nous allons nous trouver arrêtés par des obscurités, des contradictions apparentes ou réelles, de graves erreurs mêlées å de grandes vérités, qui rendront notre tâche plus malaisée, mais aussi plus importante. Car, comme le Contrat social renferme ou paraît renfermer des principes très-opposés, et que, si les uns peuvent être acceptés par la politique la plus libérale, on peut aussi tirer des autres un système qui serait le tombeau de la liberté même, il importe de soumettre ces principes à une critique approfondie.

J'ai indiqué et approuvé les termes dans lesquels Rousseau formule le problème fondamental dont le Contrat social doit donner la solution:

Trouver une forme d'association qui défende et protége de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant.

:

Ces termes sont excellents ils indiquent supérieurement le but même de la société civile, par conséquent du pacte social, qui est, en effet, de défendre et de protéger la personne, la liberté, les biens, c'est-à-dire en un mot les droits de chacun,

au moyen de la force de tous; et, par cela même qu'ils assignent ce but à la société civile et au contrat social qui lui doit servir de base, ils consacrent l'antériorité des titres de la personne humaine, et semblent confirmer ce que Rousseau a si bien dit plus haut de l'inaliénabilité de la liberté de l'homme.

Mais voici qu'immédiatement après avoir ainsi formulé le problème à résoudre, il ramène toutes les clauses du contrat social qui doit résoudre ce problème à celle-ci : l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté.

Cette nouvelle formule, prise à la lettre, pourrait être celle du communisme ou au moins de cette espèce de socialisme qui sacrifie toute liberté individuelle à l'État. Mais comment la concilier avec ce principe, si supérieurement exposé plus haut, que nul n'a le droit de renoncer à sa liberté et qu'une telle renonciation est incompatible avec la nature de l'homme? N'y a-t-il pas là une contradiction manifeste? Plus haut, Rousseau déclarait que nul ne peut s'aliéner lui-même, et il parle maintenant d'une aliénation totale. Il soutenait dans l'Émile qu'un contrat où un homme aliène sa liberté « sans restriction, sans réserve, sans aucune espèce de condition », est par le fait même nul et non avenu, et il fait maintenant de l'absence même de toute réserve

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