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qu'il ne faut pas annoncer la vérité à ceux qui ne sont pas en état de l'entendre, si l'on ne veut y substituer l'erreur. D'après ce principe, il ne veut pas qu'on parle de Dieu aux enfants avant qu'ils ne soient en état de comprendre la sublimité de cette conception, parce qu'autrement ils ne manqueront pas de se faire de Dieu des idées grossières et fausses, des images difformes, qu'ils garderont ensuite toute leur vie.

Les raisons sur lesquelles Rousseau fonde son opinion sont très-respectables et ne manquent pas de vérité : c'est par respect pour l'idée de Dieu qu'il ne veut pas qu'on entretienne les enfants de cette idée avant qu'ils soient capables de l'entendre, et il est certain que l'enfant à qui l'on parle de Dieu est toujours plus ou moins idolâtre ou anthropomorphiste. Malheureusement la méthode que recommande ici Rousseau offre la même difficulté d'exécution, la même impossibilité qu'il a reconnue lui-même en matière de notions morales, et qui lui a fait abandonner ou rectifier sur ce point son système d'éducation négative: elle ne serait praticable que dans une séquestration absolue. Il est impossible comme l'a remarqué Kant en discutant cette opinion de Rousseau (1), que l'enfant n'entende jamais pro

(1) Traité de pédagogie, p. 242.

noncer le nom de Dieu et ne soit pas témoin des actes religieux qu'on accomplit autour de lui. Vous ne pouvez donc éviter le danger que vous craignez pour lui, et dès lors ne vaut-il pas mieux l'entretenir de cette idée suivant la mesure de son esprit, ne fût-ce que pour le prévenir contre les fausses impressions qu'il pourrait recevoir du dehors? Il est bien entendu que je suppose que, tout en lui parlant un langage qui soit à sa portée, on ne lui dira rien que de conforme à la raison et à la morale qui en découle. Mais c'est trop souvent le contraire qui arrive trop souvent les enfants, pour qui, comme l'a très-bien remarqué Rousseau, la religion n'est qu'une affaire d'autorité et d'obéissance, non de discernement et de choix, puisent dans leur éducation une superstition grossière et malsaine qui reste en eux à jamais enracinée, ou dont ils ne se débarrassent qu'en rejetant avec elle toute morale, la morale n'ayant pas à leurs yeux d'autre base. C'est là un mal, un grand mal que je déplore avec Rousseau, mais auquel il me paraît qu'on peut remédier par une autre méthode que par celle de l'ignorance où il veut que l'on retienne les adolescents sur des questions qui ne peuvent manquer d'exciter leurs réflexions et leur curiosité.

VINGT-SIXIÈME LEÇON.

JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

SES IDÉES MORALES (SUITE ET FIN).

Supériorité du livre de Sophie ou de la femme sur les autres livres de l'Émile; raison de cette supériorité. — Importance de l'éducation des femmes, et nécessité de la réformer. Vertus remises en honneur par Rousseau : la pudeur, le soin de la réputation, la fidélité conjugale. Principe qui doit servir de règle dans l'édu

cation de la femme.

Contre le système d'éducation commune aux deux sexes imaginé par Platon. Les devoirs des femmes relatifs aux hommes. Qu'il faut cultiver l'esprit et la raison de la femme pour en faire la digne compagne de l'homme. — Fausse règle posée par Rousseau en matière de religion. Réclamations

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en faveur des convenances naturelles dans le mariage.

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Je ne puis fermer l'Émile, où j'ai cherché à la fois la doctrine morale de Rousseau et sa théorie de l'éducation sans parler du livre consacré à la femme. L'éducation de la femme n'a pas en effet moins d'importance que celle de l'homme, et le livre où notre philosophe a traité ce grand sujet est certainement la partie la plus solide de son ouvrage. Il ne se distingue pas seulement par cette fraîcheur de coloris

que l'auteur s'est plu lui-même à rappeler dans ses Confessions, en dépeignant la solitude où il l'a écrit, mais par la profondeur de l'observation et la justesse des idées. Il semble que nous entrions ici dans un monde nouveau. Dans les livres précédents, où il s'agissait de l'homme, nous trouvions partout le faux à côté du vrai, ou au moins l'exagération dénaturant la vérité; ici tout ou presque tout est vrai, et à la fois profond et sensé. Sauf une ou deux exagérations que je relèverai, et quelques détails ou quelques expressions qui choquent la décence et sentent encore trop l'époque, le livre de Sophie est aussi excellent pour le fond qu'admirable par la forme. D'où vient cette différence ? C'est que Rousseau ne voyait l'homme qu'à travers ses préjugés contre les institutions sociales qu'il accusait de l'avoir défiguré, et auxquelles il imputait bien des traits qu'il eût fallu rapporter à la nature elle-même tandis que ces mêmes préjugés ne l'aveuglaient plus quand il s'agissait de la femme, et qu'il la voyait ainsi beaucoup mieux.

Lorsqu'il écrivit le livre de Sophie, il y avait déjà longtemps qu'il avait compris l'heureux ascendant que les femmes pourraient exercer sur la société, et la nécessité de réformer leur éducation; on peut dire que ce sujet l'avait tenté dès le premier jour où il prit la plume? Voici à cet égard une curieuse

note de son premier Discours (1750), qui précéda de douze ans l'Émile :

« Je suis bien éloigné de penser que cet ascendant des femmes soit un mal en soi. C'est un présent que leur a fait la nature pour le bonheur du genre humain; mieux dirigé, il pourrait produire autant de bien qu'il fait de mal aujourd'hui. On ne sent point assez quels avantages naîtraient dans la société d'une meilleure éducation donnée à cette moitié du genre humain qui gouverne l'autre. Les hommes seront toujours ce qu'il plaira aux femmes: si vous voulez donc qu'ils deviennent grands et vertueux, apprenez aux femmes ce que c'est que grandeur d'âme et vertu. Les réflexions que ce sujet fournit et que Platon a faites autrefois mériteraient fort d'être mieux développées par une plume digne d'écrire d'après un tel maître, et de défendre une si grande cause. »

Cette grande cause dont parle ici Rousseau et qui avait tant besoin d'être défendue dans la société du XVIII° siècle, c'est lui-même qui la défendra. C'est à sa plume qu'était réservée cette gloire.

Dans un temps où la pudeur était traitée de préjugé par toute une école de soi-disant philosophes, et si scandaleusement foulée aux pieds par le sexe même le plus intéressé à la respecter, il montra qu'elle était un sentiment naturel et qu'elle devait être la première vertu de la femme.

« La vertu est une, on ne la décompose pas pour admettre

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