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vagance; je dis qu'il se doit justice, et qu'il en est seul dispensateur. Sans tant de vains édits contre les duels, si j'étais souverain, je réponds qu'il n'y aurait jamais ni soufflet, ni démenti donné dans mes États, et cela par un moyen fort simple dont les tribunaux ne se mêleraient point. Quoi qu'il en soit, Émile sait en pareil cas la justice qu'il se doit à luimême, et l'exemple qu'il doit à la sûreté des gens d'honneur. Il ne dépend pas de l'homme le plus ferme d'empêcher qu'on ne l'insulte, mais il dépend de lui d'empêcher qu'on ne se vante longtemps de l'avoir insulté. »>

Vous voyez, d'après cette note, que Rousseau regarde les lois comme insuffisantes à punir certaines offenses, et qu'il admet qu'en pareil cas on puisse et l'on doive se faire justice à soi-même. Mais comme il tient le duel pour une extravagance, quel moyen propose-t-il dans ce cas contre l'insuffisance des lois? Il le laisse entrevoir plutôt qu'il ne l'explique; sa note reste assez obscure sur ce point: il semble qu'il ait voulu éviter de parler trop clairement.

Mais sa correspondance nous fournit l'explication précise de sa pensée. M. l'abbé M..., auquel il a écrit plusieurs lettres sur l'éducation, l'ayant interrogé sur le sens de ce fameux passage, Rousseau lui répondit ainsi dans une lettre, datée de Monquin, du 14 mars 1770 :

Depuis l'impression de l'Émile je ne l'ai relu qu'une fois, il y a six ans, pour corriger un exemplaire; et le

trouble continuel où l'on aime à me faire vivre a tellement gagné ma pauvre tête que j'ai perdu le peu de mémoire qui me restait et que je garde à peine une idée générale du contenu de mes écrits. Je me rappelle pourtant fort bien qu'il doit y avoir dans l'Émile un passage relatif à celui que vous me citez; mais je suis parfaitement sûr qu'il n'est pas le même, parce qu'il présente, ainsi défiguré, un sens trop différent de celui dont j'étais plein en l'écrivant. J'ai bien pu ne pas songer à éviter dans ce passage le sens qu'on eût pu lui donner s'il eût été écrit par Cartouche ou par Raffia ; mais je n'ai jamais pu m'exprimer aussi incorrectement dans le sens que je lui donnais moi-même. Vous serez peut-être bien aise d'apprendre l'anecdote qui me conduisit à cette idée. Le feu roi de Prusse, déjà grand amateur de la discipline militaire, passant en revue un de ses régiments, fut si mécontent de la manœuvre, qu'au lieu d'imiter le noble usage que Louis XIV en colère avait fait de sa canne, il s'oublia jusqu'à frapper de la sienne le major qui commandait. L'officier outragé recule deux pas, porte la main à l'un de ses pistolets, le tire aux pieds du cheval du roi, et de l'autre se casse la tête. Ce trait, auquel je ne pense jamais sans tressaillir d'admiration, me revint fortement en écrivant l'Émile, et j'en fis l'application de moi-même au cas d'un • particulier qui en déshonore un autre, mais en modifiant l'acte par la différence des personnages. Vous sentez, monsieur, qu'autant le major bâtonné est grand et sublime quand, prêt à s'ôter la vie, maître par conséquent de celle de l'offenseur, et le lui prouvant, il la respecte pourtant en sujet vertueux, s'élève par là même au-dessus de son sou

verain, et meurt en lui faisant grâce, autant la même clémence vis-à-vis un sujet brutal, obscur, serait inepte le major employant son premier coup de pistolet n'eût été qu'un forcené ; le particulier perdant le sien ne serait qu'un sot. Mais un homme vertueux peut avoir le scrupule de disposer de sa propre vie sans cependant pouvoir se résoudre à survivre à son déshonneur, dont la perte, même injuste, entraîne des malheurs civils pires cent fois que la mort. Sur ce chapitre de l'honneur, l'insuffisance des lois nous laisse toujours dans l'état de nature: je crois cela prouvé dans ma Lettre à M. d'Alembert sur les spectacles. L'honneur d'un homme ne peut avoir de vrai défenseur ni de vrai vengeur que lui-même. Loin qu'ici la clémence qu'en tout autre cas prescrit la vertu soit permise, elle est défendue, et laisser impuni son déshonneur, c'est y consentir. On lui doit sa vengeance, on se la doit à soi-même, on la doit mênre à la société et aux autres gens d'honneur qui la composent; et c'est ici l'une des fortes raisons qui rendent le duel extravagant, moins parce qu'il expose l'innocent à périr que parce qu'il l'expose à périr sans vengeance et à laisser le coupable triomphant. Et vous remarquerez que ce qui rend le trait du major vraiment héroïque est moins la mort qu'il se donne que la fière et noble vengeance qu'il sait tirer de son roi. C'est son premier coup de pistolet qui fait valoir le second quel sujet il lui ôte, et quel remords il lui laisse ! Encore une fois, le cas entre particuliers est tout différent. Cependant si l'honneur prescrit la vengeance, et la prescrit courageuse, celui qui se venge en lâche, au lieu d'effacer son infamic, y met le comble; mais celui qui se venge et meurt

est bien réhabilité. Si donc un homme indignement, injustement flétri par un autre, va le chercher un pistolet à la main dans l'amphithéâtre de l'Opéra, lui casse la tête devant tout le monde, et puis se laissant tranquillement mener devant les juges, leur dit : « Je viens de faire un acte de justice que je me devais, et qui n'appartenait qu'à moi; faitesmoi pendre, si vous l'osez; » il se pourra bien qu'ils le fassent pendre en effet, parce qu'enfin quiconque a donné la mort la mérite, qu'il a dû même y compter; mais je réponds qu'il ira au supplice avec l'estime de tout homme équitable et sensé, comme avec la mienne; et si cet exemple intimide un peu les tâteurs d'hommes, et fait marcher les gens d'honneur, qui ne ferraillent pas, la tête un peu levée, je dis que la mort de cet homme de courage ne sera pas inutile à la société. La conclusion, tant de ce détail que de ce que j'ai dit à ce sujet dans l'Émile, et que je répétai souvent, quand ce livre parut, à ceux qui me parlèrent de cet article, est qu'on ne déshonore point un homme qui sait mourir. Je ne dirai pas ici si j'ai tort; cela pourra se discuter à loisir dans la suite; mais, tort ou non, si cette doctrine me trompe, vous permettrez néanmoins (n'en déplaise à votre illustre prôneur d'oracles) que je ne me tienne pas pour déshonoré. »

Voilà la pensée de Rousseau bien expliquée. Le moyen qu'il propose pour venger un affront que les lois sont impuissantes à punir, c'est d'aller casser la tête en public à celui qui nous a offensé ! En vérité le duel, quelque barbare et quelque absurde qu'il soit, vaut encore mieux: il est au moins un progrès

BARNI.

II - 11

sur l'assassinat. Nous voilà loin, je ne dirai pas seulement de la morale de l'Évangile, tant vantée par Rousseau, mais de celle même des anciens, qui, tout en reconnaissant à l'homme le droit incontestable de défendre sa vie et son honneur, lui enseignait, dans le cas d'offense, la modération et la grandeur d'âme. On pourrait d'ailleurs réfuter ici Rousseau par Rousseau lui-même : la lettre de la Nouvelle Héloïse sur le duel nous fournirait à ce sujet d'excellents arguments. Mais la théorie que nous venons de le voir exposer n'a pas besoin d'être discutée. C'est une de ces bizarreries où l'emportaient son esprit paradoxal et son humeur sauvage, mais auxquelles il ne faut pas attacher trop d'importance, et qu'on oublie aisément quand on songe à toutes les beautés qui les rachètent.

Il y a encore un point de la théorie de Rousseau sur l'éducation que nous ne pouvons omettre, parce qu'il a une grande importance et qu'il a été fort controversé selon lui il ne faut point parler de Dieu et de religion aux enfants ni même aux adolescents avant l'âge de dix-huit à vingt ans. Cette opinion repose sur le même principe qui lui fait, ou plutôt qui lui ferait repousser, si cela était possible, l'enseignement des notions morales jusqu'à l'âge de douze ans, et sur lequel en général il fonde son système d'éducation négative jusqu'à cet âge : c'est

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