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VINGT-QUATRIÈME LEÇON.

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JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

SES IDÉES MORALES.

Que c'est sous la forme du problème de l'éducation (dans l'Émile) que Rousseau a en général traité la question des devoirs de l'homme. Idée qui domine sa théorie de l'éducation, comme toute sa philosophie morale: Tout est bien sortant des mains de l'Auteur des choses; tout dégénère entre les mains de l'homme. — Critique de cette idée; ce qu'elle contient de vrai et de bon.

Ce que Rousseau entend par nature. Distinction de l'amour de soi et de l'amour-propre; comment le premier se transforme dans l'amour des hommes, et devient le principe de la justice humaine; comment le second au contraire engendre les passions haineuses. Que Rousseau a mal posé le problème de l'éducation; mais que sa théorie n'en a pas moins un beau et grand côté. Il a bien vu que le premier soin de l'éducation doit être de former l'homme même, et que la véritable éducation doit moins consister en préceptes qu'en exercices. A-t-il raison de regarder l'éducation domestique comme la meilleure? Qu'il sacrifie trop la discipline à la liberté naturelle opposer ici Kant à Rousseau. Excellents préceptes. Vive peinture d'un détes

table système d'éducation.

Après avoir vu comment Rousseau répond aux deux questions fondamentales de la morale, la ques

tion de la liberté et celle du principe du devoir et de la vertu, nous devons, pour compléter notre étude de sa doctrine morale, rechercher comment il conçoit les différents devoirs de l'homme, ses vertus ou ses vices. Mais, comme c'est sous la forme du problème de l'éducation que Rousseau a surtout traité la question de nos devoirs, de nos vertus et de nos vices, c'est aussi sous la forme de ce problème, si intéressant d'ailleurs et si important pour la morale, que nous l'étudierons chez lui, sauf à compléter cc que l'Émile nous fournira à ce sujet par ce que nous. pourrons trouver d'important sur le même sujet dans les autres écrits de notre auteur.

L'idée qui sert de point de départ à Rousseau et qui domine toute sa théorie de l'éducation, comme en général toute sa philosophie morale, est celle même qui l'a déjà inspiré et en même temps égaré dans ses premiers Discours (sur les sciences et les arts, et sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes). Il la reprend dès le début de l'Emile et l'exprime dans les termes suivants : « Tout est bien, sortant des mains de l'Auteur des choses; tout dégénère entre les mains de l'homme. »

Cette idée, prise à la lettre, aurait pour conséquence de supprimer toute éducation, comme toute étude morale; tout devrait se borner pour nous à laisser agir la nature, Rousseau ajoute, il est vrai,

que dans l'état où sont désormais les choses, un homme abandonné dès sa naissance parmi les autres serait le plus défiguré de tous, parce que les préjugés, l'autorité, la nécessité, l'exemple, toutes les institutions sociales dans lesquelles nous nous trouvons submergés, étoufferaient en lui la nature, et ne mettraient rien à sa place; mais il ne serait peut-être pas absolument impossible de le soustraire à tous les dangers que signale notre philosophe et de le placer dans de telles conditions que la nature seule agît en lui. Or, je le demande, que deviendrait cet enfant de la nature? Il ressemblerait plutôt à un animal qu'à un homme.

Rousseau oublie que l'homme a été créé par l'Auteur des choses pour se faire en quelque sorte luimême, et que c'est par là précisément qu'il se distingue de la plante et de l'animal. En sortant des mains de la nature, il n'est pas encore; il faut qu'il se fasse, d'où la nécessité de l'éducation. Il n'est donc pas vrai que tout soit bien au sortir des mains de Dieu, quand il s'agit de l'homme, puisqu'il lui reste tout à faire; et il n'est pas vrai que tout dégénère entre ses mains, puisqu'il ne serait rien sans sa propre coopération.

Mais il est en vérité trop facile de réfuter ce paradoxe de Rousseau, pris ainsi à la lettre. Il vaut mieux chercher à l'interpréter et à en dégager ce qu'il peut contenir de vrai et de bon.

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Or, ainsi envisagé, le paradoxe de Rousseau : tout dégénère entre les mains de l'homme, n'apparaît plus que comme l'exagération d'une vérité incontestable, mais trop souvent oubliée : c'est que, sous l'influence des vaines opinions ou des fausses institutions qui l'entourent, l'homme se déforme, se défigure, et gâte l'œuvre que Dieu lui a confiée au lieu de développer sa nature en la perfectionnant, il l'étouffe sous une couche artificielle, et s'écarte ainsi de sa véritable destination. Voilà ce qui avait frappé Rousseau dans la société de son temps, et c'est contre cette fâcheuse influence de l'homme sur l'homme qu'il a voulu protester et qu'il a tenté de réagir, en faisant appel à la nature, si étrangement mutilée et défigurée par l'homme, et en opposant à l'homme civil, à l'homme artificiel, l'homme naturel. Il a raison, mille fois raison de s'élever contre la tyrannie des préjugés et des institutions, et de prêcher le retour à la nature. Seulement il faudrait bien s'entendre sur ce que c'est que la nature par rapport à l'homme, et c'est en quoi il s'est souvent trompé.

Qu'est-ce donc que Rousseau entend ici par nature? Ce sont les dispositions primitives que l'homme apporte avec lui en naissant, et qui sont essentiellement bonnes tant qu'elles n'ont pas été altérées par l'opinion. C'est à ces dispositions pri

mitives qu'il faudrait tout rapporter. Mais examinons de plus près sa théorie sur ce point, et nous nous expliquerons mieux son paradoxe, que tout est bien sortant des mains de l'Auteur des choses.

Selon lui, nos passions sont les principaux instruments de notre conservation, et la source de nos passions, l'origine et le principe de toutes les autres, c'est l'amour de soi, qu'il ne faut pas confondre avec l'amour-propre. L'amour de soi ne regarde qu'à nous, et il est content quand nos vrais besoins sont satisfaits, tandis que l'amour-propre se compare et n'est jamais content, parce qu'en nous préférant aux autres, il exige aussi que les autres nous préfèrent à eux, ce qui est impossible. Or, l'amour de soi, la seule passion primitive, la seule qui naisse avec l'homme et ne le quitte jamais tant qu'il vit, est toujours bon, toujours conforme à l'ordre. «< Chacun, dit Rousseau, étant spécialement chargé de sa propre conservation, le premier et le plus important de ses soins est et doit être d'y veiller sans cesse et comment y veillerait-il, s'il n'y prenait le plus grand intérêt?» De l'amour de soi Rousseau fait dériver l'amour des hommes, d'où il tire à son tour le principe de la justice.

Comment l'amour de soi se transforme-t-il dans l'amour des hommes? D'abord, comme par une suite de cet amour de soi nous aimons naturelle

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