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en Angleterre, qu'elle arriva à son plus haut degré. Un quatrième trait du caractère de Rousseau est la fierté. Je n'ose pas dire la dignité, parce qu'il en manqua absolument dans plusieurs circonstances, soit par l'effet des vices de son éducation, soit par celui des travers de son esprit. Il y a pourtant une espèce de dignité dont il eut toujours le sentiment le plus profond et qu'il pratiqua toute sa vie au plus haut degré, je veux parler de la dignité de l'écrivain. Jamais il ne voulut faire de l'état d'auteur un métier. « Il est trop difficile de penser noblement quand on ne pense

adresse (elle a été trouvée dans les papiers de l'auteur), et où, en confessant sa maladie, il fait la part de la solitude où il vit : « Il y a six semaines, écrivait-il, que je ne fais que des iniquités, et n'imagine qué des calomnies contre deux honnêtes libraires, dont l'un n'a de tort que quelques retards involontaires, et l'autre un zèle plein de générosité et de désintéressement, que j'ai payé, pour toute reconnaissance, d'une accusation de fourberie. Je ne sais quel aveuglement, quelle sombre humeur, inspirée dans la solitude par un mal affreux, m'a fait inventer, pour en noircir ma vie et l'honneur d'autrui, ce tissu d'horreurs, dont le soupçon, changé dans mon esprit prévenu presque en certitude, n'a pas mieux été déguisé à d'autres qu'à vous. Je sens pourtant que la source de cette folie ne fut jamais dans mon cœur. Le délire de la douleur m'a fait perdre la raison avant la vie ; en faisant des actions de méchant, je n'étais qu'un insensé. » Dans cette lettre, Rousseau faisait ses adieux à son ami et lui annonçait le dessein de mettre fin à ses jours: « Mon sort est décidé, disait-il,... et quand il sera temps, je pourrai, sans scrupule, prendre chez Mylord Édouard les conseils de la vertu même. »

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que pour vivre. Pour pouvoir, pour oser dire de grandes vérités, il ne faut pas dépendre de son succès. » Le mérite du philosophe était ici d'autant plus grand qu'il était pauvre. Il donnait en cela un noble exemple, mais qui a été, hélas ! trop peu suivi. Mais sauf ce point, l'expression de dignité du caractère ne convient pas toujours à Rousseau; celle de fierté lui convient mieux. Cette fierté républicaine, qui est aussi un des principes du désintéressement dont je parlais tout à l'heure, et qui, si ce fier citoyen avait été plus prudent, aurait dû le détourner tout à fait du commerce des grands qui le recherchaient et de l'hospitalité qu'ils lui offraient, cette fierté ne fit que s'exalter davantage par la fréquentation de sociétés et de personnages d'un rang supérieur. Rousseau se sentait et se montrait d'autant plus fier qu'il avait affaire à des hommes qui se croyaient supérieurs à lui par la naissance et la condition sociale. Sa fierté offensée leur donna parfois de rudes leçons.

Malheureusement (il faut toujours que je ramène ce mot) elle l'entraîna quelquefois trop loin, et en général elle dégénérait chez lui en une susceptibilité outrée, ombrageuse, nfaladive. Ce défaut, non moins que la qualité à laquelle il est joint, paraît à l'auteur genevois de Rousseau et les Genevois (p. 20) un des traits du caractère national:

« Cette susceptibilité maladive est un caractère commun

aux petites républiques et aux cours des grands monarques ; ce travers s'exprime chez nous par deux mots significatifs : Tout le monde m'en veut. Oui, dans nos républiques, où les citoyens vivent rapprochés, se connaissent tous personnellement et s'intéressent aux affaires de l'État, comme à leurs plus chers intérêts; dans nos républiques, où chaque citoyen est ou peut devenir quelque chose dans le gouvernement, la susceptibilité se développe avec une fâcheuse intensité. Plusieurs personnes ont une inquiétude permanente touchant les pensées d'autrui : elles s'imaginent que certains défauts, certaines imperfections intellectuelles ou morales forment l'élément perpétuel des entretiens de leurs amis. Parfois, cette susceptibilité abandonne le champ des réalités et se forme des séries non interrompues de mauvais procédés aussi fictifs que fâcheux. Un regard distrait, un salut oublié de la part d'un ami, se change en une injure positive; une critique bienveillante est une preuve de haine, et bientôt cette malheureuse tendance devient une idée fixe, qui diffère peu de l'aliénation mentale. Nos médecins connaissent de ces infortunés qui, au milieu d'une carrière honorée par des services rendus à leur pays, embellie par les affections de la famille, gâtent misérablement leur vie; ils pensent que le regard malin du public plonge sans cesse dans leur intérieur, ils se croient calomniés à journée faite; leurs meilleures années sont absolument détruites par cette fatale pensée : Tout le monde m'en veut. Cette disposition, qui devient parfois héréditaire, Rousseau l'éprouva et lui laissa prendre le caractère d'une idée fixe; il s'exagéra les choses les plus indifférentes, il vit des adversaires odieux dans de simples critiques, des

bourreaux chargés de le mettre à mort, dans des hommes qui n'avaient que de légers torts à son égard. Il n'admit plus la discussion au sujet de ses œuvres, il oublia ses torts les plus réels, et crut de bonne foi que le monde entier était conjuré pour le perdre. »

Ce fut bien là, en effet, le défaut, disons mieux, la maladie de Rousseau; mais pour bien comprendre cette maladie, il faut aussi se rendre compte de la nature de sa sensibilité et de son imagination, ce qui me conduit à un autre trait de son caractère.

Sa sensibilité était extraordinairement vive. « Dans toute sa vie, disait Hume, il n'a fait que sentir; et, à cet égard, sa sensibilité va au-delà de tout ce que j'ai jamais vu ; mais elle lui donne un sentiment plus vif de la peine que du plaisir. Il est comme un homme dépouillé non-seulement de ses habits, mais aussi de sa peau, et dans cet état exposé à la violence des climats qui se disputent perpétuellement ce basmonde. » Soit par l'effet de cette extrême vivacité d'impressions, soit d'elle-même, son imagination était naturellement exaltée, et il y avait de ce côté défaut complet d'équilibre dans son esprit. L'imagination était réellement chez lui ce que Malebranche a si bien nommé « la folle du logis ». Il lui dut une partie de ses défauts et de ses malheurs. Il vécut presque exclusivement par l'imagination: de là le

divorce qui s'établit chez lui entre la vie du rêve et la vie réelle, l'enivrement que lui causa la première, le dégoût qu'il ressentit pour la seconde, et, ce qui est pire, l'abandon où il se laissa entraîner å l'égard des devoirs qu'elle impose; de là, dans cette âme naturellement ombrageuse et défiante, et sous l'influence de la maladie, de la solitude et de la persécution, cette monomanie qui ne mérita que trop le triste nom de folie.

Madame de Staël a supérieurement montré dans ses Lettres sur les ouvrages et le caractère de Rousseau (1788), l'influence qu'exerça sur son caractère et sur sa vie son imagination.

<< Son esprit était lent et son âme ardente: à force de penser, il se passionnait ; il n'avait pas de mouvements subits, apparents, mais tous ses sentiments s'accroissaient par la réflexion. Il lui est peut-être arrivé de devenir amoureux d'une femme, à la longue, en s'occupant d'elle pendant son absence; elle l'avait laissé de sang froid, elle le retrouvait tout de flamme. Quelquefois aussi il vous quittait vous aimant encore ; mais si vous aviez dit une parole qui pût lui déplaire, il se la rappelait, l'examinait, l'exagérait, y pensait pendant huit jours, et finissait par se brouiller avec vous ; c'est ce qui rendait presque impossible de le détromper. La lumière qui lui venait tout à coup ne détruisait pas des erreurs si lentement et si profondément gravées dans son cœur. Il était aussi bien difficile de rester pendant longtemps très-lié avec lui ;

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