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perpendiculaires du soleil qui les ont bientôt croupies, et c'est alors qu'elles exhalent les miasmes les plus dangereux. Les Européens ont tellement reconnu cette vérité, qu'ils ont fini par déserter la ville, et ils en ont bâti une nouvelle, en s'éloignant de plus en plus de la côte.

Cette nouvelle Batavia diffère totalement de l'ancienne. Elle est formée par une route presque circulaire joignant les deux extrémités des fortifications de l'autre ville. Cette route est bordée, des deux côtés, de maisons magnifiques, séparées les unes des autres par de vastes cours ou jardins, et entourées de balustrades en pierre d'une trèsjolie forme. La route, qui suit le cours de la rivière, est en outre embellie par des arbres alignés, de la plus grande beauté. Dans beaucoup d'endroits, la rivière, étant très-étroite, est traversée par des ponts en bois d'une grande solidité. La quantité prodigieuse de voitures élégantes, les nombreuses cavalcades, les barques qui ne cessent de descendre et de remonter, et la diversité des personnages qu'on rencontre sur cette promenade, donnent, au premier abord, une idée des plus flatteuses de cette grande cité; tout y respire l'aisance, la propreté et le luxe. Les maisons, revêtues d'un stuc éblouissant par sa blancheur, et la couleur rougeâtre des toitures, contrastent merveilleusement avec le vert foncé des feuillages qui les environnent. Ajoutez au fond de ce riant tableau une chaîne prolongée de hautes montagnes, et vous aurez une idée approchante de ce bel ensemble.

Dans une ville aussi animée que Batavia, les recensemens donnent des résultats tellement différens, qu'on n'en peut jamais connaître trèsexactement la population. Cependant on est fondé à la supposer forte de 300,000 âmes, dont 10,000 Européens ou créoles blancs, 100,000 Chinois, et le reste Portugais, dont le sang s'est confondu avec celui des indigènes malais, javanais et esclaves venus des îles voisines, telles que Banca et autres. Il s'y est fixé quelques Indiens de la côte de Malabar, Coromandel et du Bengale, mais en très-petit nombre.

Tous les blancs, à l'exception de quelques anciennes familles, habitent le nouveau Batavia, divisé en plusieurs quartiers. Ces différentes parties de la nouvelle ville entourent le cimetière chinois qui avait été établi en cet endroit avant qu'on eût songé à y bâtir. C'est probablement une des causes principales des vapeurs pestilentielles qui y amènent tant de maladies.

L'ancienne ville est habitée par les Malais négocians, marchands, horlogers, qui jouissent tous d'une grande aisance. Les plus belles maisons sont actuellement la propriété de quelques Juifs immensément riches. Des Américains, et un petit nombre de négocians chinois, occupent le reste de la ville, qui est d'ailleurs fort triste et hapeu bitée. Le faubourg de l'est, qui est immense, est le quartier des Portugais. Le faubourg de l'ouest, ou Kampong Tchina, est exclusivement réservé aux Chinois. Les maisons y sont petites, très

resserrées, construites et couvertes tout-à-fait comme dans leur pays natal. Les rues sont droites, mais étroites; la principale est coupée vers le milieu par la rivière de Tangarany, la plus belle et la plus large de Batavia. La population chinoise, déjà très-considérable, paraît l'être encore davantage par le peu d'espace qu'elle occupe. En se promenant dans leur quartier, on croit voir une fourmilière à l'ouvrage.

Les Malais et les Javanais sont presque tous domestiques des propriétaires. Ceux dont l'âme plus élevée a préféré s'occuper d'agriculture ont construit leurs cabanes de bambous au milieu des vastes plaines qui entourent la ville, et y cultivent avec succès le riz et quelques légumes. Le reste des terres est réservé aux herbes dont on nourrit les chevaux.

Le besoin de conserver la haute considération, la prépondérance et la soumission craintive que les Européens ont inspirées à ces diverses nations, leur fait regarder comme au-dessous de leur dignité tout travail manuel. Le commerce est donc devenu leur seule ressource pour acquérir de la fortune; il faut avouer qu'ils ont su l'exploiter d'une manière bien habile. Aussi rien ne peut surpasser le luxe qu'ils déploient dans leurs logemens, leurs équipages. De nombreux domestiques richement vêtus, de vastes écuries remplies des plus beaux chevaux, que leur fournissent les montagnes de Java et l'île de Byma, leurs tables somptueusement servies, enfin toutes les jouis

sances de l'Europe et de l'Asie réunies concourent également à les enivrer et à les énerver.

Cependant la nature, qui ne dispense jamais tous ses dons aux mêmes mortels, a privé les habitans de Java d'un des plus précieux, en leur refusant de jolies femmes. Combien leurs compagnes seraient laides à côté de nos aimables compatriotes! Leur éducation, extrêmement négligée, ne contribue pas peu à leur ôter tout moyen de plaire. Cette privation, aux yeux d'un jeune Français, est bien suffisante pour faire disparaître les avantages brillans dont la Providence a doté les habitans de cette riche colonie.

Après un déjeuner à la tartine beurrée et au thé, les riches négocians font atteler leurs carrosses, qui les transportent mollement à leurs comptoirs, situés, ainsi que je crois l'avoir déjà dit, dans la principale rue de l'ancienne ville, traversée par la rivière. Ils expédient toutes leurs affaires en moins de quatre heures, et reviennent ensuite dans leurs hôtels, où la méridienne leur fait attendre patiemment l'heure du dîner. Après ce repas, chacun fait sa toilette; et c'est alors que les belles promenades de la ville, jusque-là inabordables à cause de la chaleur mortelle du soleil, se transforment en un panorama des plus animés. C'est un assaut général de luxe, d'élégance et de coquetterie. Ici l'orgueilleux edler est traîné gravement par quatre chevaux lourdement caparaçonnés. A côté de cette pesante machine passe rapidement la calèche élégante d'un

négociant anglais, emportée comme un éclair par huit petits chevaux Byma. Derrière ce fou vient un peu moins vite un flegmatique Hollandais qui, nonchalamment étendu dans son landau, fume encore la pipe qu'il a allumée à son dessert, tandis que son vigilant domestique a suspendu à l'essieu du carrosse une longue mêche qui doit servir à allumer toutes celles qu'il fumera dans le cours de son agréable promenade. On aperçoit çà et là quelques jolies cavalcades, et un grand nombre de cabriolets élégans et légers, attelés d'un ou de deux chevaux que conduisent des jeunes gens qui se glissent parmi ces nombreuses voitures sans redouter aucun accident, car chacun guide son équipage avec une merveilleuse adresse.

La promenade terminée, on rentre chez soi; les dames versent alternativement le thé et le café, placés dans des vases d'argent ou de vermeil à robinet; et les hommes, rangés autour d'une table chargée de bière, de genièvre et de différens vins, envoient aussi gravement que galamment au visage de leurs compagnes la fumée de leurs pipes. Le lendemain ramène les mêmes occupations et les mêmes plaisirs, le surlendemain et les jours suivans ne diffèrent en rien. La monotonie règne ainsi toute l'année dans les maisons les plus opulentes, et avec elle l'ennui qui en est inséparable.

Quoique issus pour la plupart de pères européens, les créoles de Batavia sont en général d'un brun très-foncé; leurs traits conservent toujours le caractère malais, qui leur est transmis par leurs

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