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C'est encore la même pensée qui a dicté ces instructions secrètes envoyées à M. Reyneck pendant l'insurrection de Candie. Les mêmes instructions ont sans doute été données à Ypsilanti, à en juger du moins par ce qu'il a essayé de faire en Livadie. On s'est efforcé de soulever les populations, quitte à les abandonner l'instant d'après; d'instituer des municipalités éphémères; de se faire faire des adresses, pour présenter ensuite ces brillans résultats à l'opinion de l'Europe, et la décider à exiger des gouvernemens qu'ils adjoignent ces prétendues conquêtes à la Grèce déjà affranchie. Lorsque le président prit, au mois d'août 1828, la résolution d'envoyer une expédition en Candie, sa détermination fut si soudaine, que, peu de jours auparavant, en se rendant à Corfou, il avait positivement déclaré qu'il n'entreprendrait rien de ce côté, et avait été le premier à reconnaître toutes les raisons qu'il y avait de rendre ce malheureux pays à la tranquillité. A son retour, l'expédition était décidée; c'est que dans l'intervalle, il avait appris l'arrivée prochaine de nos troupes en Morée. Quand il les a vues, il a calculé qu'une pareille démarche ne pouvait pas être sans conséquences, surtout depuis qu'elle n'avait plus pour but l'évacuation de la Morée par l'armée égyptienne, cette évacuation ayant déjà été résolue par la bataille de Navarin, et, en dernier lieu, par la convention d'Alexandrie; que le drapeau français flottant en Morée, notre armée ne pourrait pas rester tranquille spectatrice de la

guerre qui se ferait de l'autre côté de l'isthme; que si, dans cette guerre, les Grecs éprouvaient des revers, comme on devait s'y attendre, si les populations étaient les nouvelles victimes de la vengeance des Turcs, si le sang coulait, les Français, qui étaient déjà engagés dans cette querelle, ne pouvaient manquer d'y prendre part, et que le principe qui les avait conduits en Morée les entraînerait forcément en Roumélie, peut-être même les conduirait jusqu'à Candie. Ce raisonnement était bien naturel, et il a acquis une nouvelle force, quand les trois ambassadeurs sont venus à Poros, et y ont passé quatre mois entiers à faire de la statistique, à discuter, ruisseau par ruisseau, les limites de la Grèce; quand l'ambassadeur de France, qui s'attachait surtout à la partie militaire de la question, a appuyé avec instance sur la nécessité de faire une frontière militaire qui embrassât en même temps une étendue de territoire plus vaste que ne l'était la Morée, tranchant ainsi la question qui était encore indécise alors, celle de l'indépendance absolue de la Grèce et sa constitution en état indépendant. Mais lorsque le président a reçu du cabinet français lui-même le conseil secret de profiter de notre présence en Morée, pour s'étendre au delà et faire des conquêtes auxquelles notre neutralité nous empêchait de concourir ostensiblement, n'a-t-il pas dû se croire autorisé à essayer cette expédition que nous blâmions peut-être en public, pour mieux l'encourager en secret?

Le président a trop de sagacité pour n'avoir point jugé l'état des choses. La Russie était dans ses intérêts; il nous a vu un certain penchant d'affection pour lui, n'hésitant plus qu'à le déclarer ouvertement; il a pensé qu'il nous entraînerait, et qu'une fois la chose faite, l'Angleterre ne refuserait pas son assentiment. Toute sa politique a été dirigée dans cet esprit, et on ne peut disconvenir qu'elle ne soit rationnelle. D'un autre côté, est-elle sans périls? les espérances et les calculs sur lesquels il la fonde ne risquent-ils point d'être déçus? enfin l'idée qui le domine, l'extension du territoire de la Grèce, est-elle, pour ce pays même, d'un tel avantage, qu'il doive y sacrifier des considérations d'un autre ordre? lui est-elle même profitable? Telles sont les questions sur lesquelles j'appellerai un instant l'attention.

J'ai fait voir que la Grèce est, à peu de choses près, dans le même état de désorganisation où le président l'a trouvée quand il en a pris le gouvernement. La détresse y est la même; l'administration est sans force et à la veille d'être renversée par les factieux; notre présence seule la soutient'. Est-il présumable que le président soit le seul à ne point s'en apercevoir? Il n'est, à la vérité, connu jusqu'à présent que comme diplomate, et les talens qu'il a pu déployer dans la chancellerie russe sont

Tout ceci est parfaitement exact, et le départ des dernières troupes françaises sera le signal de nouvelles commotions. (Note du D.)

loin d'être les mêmes que ceux qui sont nécessaires à un administrateur. Mais n'en aurait-il pas la moindre notion (ce qui est peu probable dans un homme comme lui), il est certes assez clairvoyant pour voir ce qui est, et pour juger de ce qui manque. S'il n'a pas fait ce qu'il aurait pu faire, ce peut être négligence de sa part; mais ce peut être aussi un plan tracé, et il est juste d'examiner ce côté de la question.

par

Dans cette hypothèse, je suppose que le président aura reconnu que la Grèce ne peut être rien elle-même; qu'elle ne peut subsister que par l'assistance soutenue des puissances qui lui ont donné la liberté; qu'avant tout, il faut s'assurer de la continuation de cette assistance, et que le plus sûr moyen de l'obtenir est d'y obliger ces puissances mêmes. S'il se presse d'organiser le pays, s'il le maintient scrupuleusement dans les bornes qu'on lui a prescrites, s'il fait renaître le travail et la prospérité, au premier de ces heureux symptômes qui se manifestera, les puissances, ou du moins quelqu'une d'entre elles, lasses d'une protection qui les gêne, ne manqueront point de s'en prévaloir pour annoncer que leur protection est devenue désormais inutile; que la Grèce est suffisamment constituée pour pouvoir s'en passer; qu'il n'y a plus rien à faire pour elle, et elles s'empresseront de terminer une question qu'il est dans l'intérêt de la Grêce de faire durer le plus possible, car elle n'a rien à perdre, et a tout à gagner au contraire à ce qu'elle soit prolongée. On ne ré

duira, dans aucun cas, son territoire à moins de ce qu'elle possède aujourd'hui, la Morée et les Cyclades; toutes les chances sont pour qu'il soit augmenté. Or, ces chances ne peuvent se présenter qu'autant que la question durera, qu'autant que les puissances continueront à s'occuper de la Grèce; et comme elles tiennent, dans leur propre intérêt, à ce que l'oeuvre qu'elles ont créé ait de la durée, elles continueront à s'en occuper tant que la Grèce ne sera point assise, tant que sa situation intérieure, comme sa situation extérieure, sera un sujet d'alarmes pour la tranquillité future; en un mot, c'est la prolongation de l'alliance du 6 juillet. Tel est, ce me semble, l'enchaînement d'idées qu'il est permis de supposer chez le président. Peut-être est-ce faire trop d'honneur à ce qui n'est, dans le fond, que négligence de sa part; peut-être encore ces plans sont-ils moins conçus dans l'intérêt de la Grèce que dans celui de la Russie, et n'a-t-il pour but que de prolonger une diversion qui est utile à cette puissance. Je ne répéterai pas ici ce que j'ai dit plus haut sur ce sujet, j'ignore quelles peuvent être les vues secrètes du président; mais, dans tous les cas, j'aimerais mieux tirer mes inductions de la nature des choses, que me contenter de suppositions vagues. C'est une manière beaucoup plus commode de raisonner, mais elle risque aussi d'être souvent inexacte. D'ailleurs, rien de ce que je dis ici ne contredit ces suppositions; je suis loin de les traiter de fables, j'avouerai même qu'elles paraissent assez

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