Page images
PDF
EPUB

para pour aller dîner. Après avoir pris le café, je témoignai à M. V*** le désir de me promener seul, ne voulant pas le déranger de ses occupations. J'eus beaucoup de peine à l'y faire consentir. Il me donna un nègre pour me conduire.

Je partis avec mon cicérone couleur d'ébène, qui me montrait en souriant deux rangées de belles dents blanches. Il s'appelait Apollon, et était trèscontent de son sort. Je voulus d'abord voir les cases à nègres. En un demi-quart d'heure nous y fûmes: le bruit qu'on y faisait eût suffi pour guider notre marche, car les sons d'une espèce de tambour et de callebasses remplies de pois qu'ils agitent fortement, s'entendaient de fort loin. Je fus témoin du spectacle le plus bizarre que l'on puisse imaginer cent cinquante à deux cents nègres ou nègresses habillés d'une manière grotesque, couverts de chaînes ou d'anneaux de cuivre doré ou d'argent, dansaient avec une coquetterie trop plaisante; les autres, comme des frénétiques, étaient animés par cette musique bruyante et barbare. Je demandai à Apollon à quelle occasion se donnait cette fête; il m'apprit que deux fois la semaine, les nègres dansaient la bamboula.

Apollon considérait ce spectacle avec envie, il n'osait me demander la permission de se mêler aux danseurs. Je prévins ses désirs, et en deux bonds il fut au milieu d'eux.

Je m'éloignai de l'habitation; je me plaisais à être seul. Je jouissais en silence de la fraîcheur de l'air, du murmure des ruisseaux et des dernières

Harmonies des lumières et des ombres, car le soleil dorait encore la cîme des forêts qui bornaient l'horizon. Ces sites sauvages et pittoresques m'attachaient, je laissais errer mes pensées sur ce peuple, ce pays si neuf encore; je commençais à me persuader que les nègres étaient loin d'être malheureux.

L'accueil plein d'aménité et de franchise du colon détruisait en partie mes injustes préventions, et me rappelait presque ces temps fabuleux de l'âge d'or, ces patriarches vertueux près d'une nombreuse famille, vivant dans leur simplicité première. En effet, un colon isolé avec sa famille, éloigné du faste des villes, occupé sans cesse de culture, de travaux dans sa fabrique et du régime de ses noirs, ayant sous les yeux le spectacle continuel des beautés de la nature, spectacle qui élève l'âme, agrandit les idées, ne peut être foncièrement cruel ni méchant. Il doit sentir le besoin de s'attacher les cœurs, et de fonder son plus grand bonheur sur l'amour de ceux qui l'entourent '.

[ocr errors]

Les opinions libérales de notre jeune collaborateur sont, trop connues pour qu'on puisse voir dans ces réflexions un plaidoyer en faveur de l'esclavage. Nous ferons observer à cet égard que ces lettres n'étaient pas destinées à être publiées; qu'elles n'ont pas été écrites dans des vues systématiques, mais, pour ainsi dire, comme une confidence et sous l'impression du moment. Peut-être l'auteur s'est-il trop laissé entraîner à cette chaleureuse imagination qui lui a inspiré Plik et Plok, mais par cela même que c'est là l'opinion d'un homme de talent et de conscience, elle mérite une plus sérieuse attention. On nous

Je fus tiré de mes réflexions par des chants d'une mélodie douce et plaintive. Je suivis un sentier, au bout duquel se trouvait une case à moitié cachée par des lianes et des mangotiers. Les chants qui avaient cessé un instant furent remplacés par de grands éclats de rire, et bientôt reprirent leur première mesure. Plusieurs nègres et nègresses entouraient un corps couvert d'un linceul. Des couïs dans lesquels étaient quelques bananes, des verres et des bouteilles étaient dispersés près d'eux. Le ton douloureux s'arrêta de nouveau, ils vidèrent chacun à leur tour un grand verre de tafia, rirent aux éclats et recommencèrent leur air mé lancolique. Ils se turent à mon aspect et m'apprirent qu'ils rendaient les derniers devoirs à un nègre qui avait été empoisonné par la jalousie d'un de ses camarades, qui s'était enfui marron dans la crainte du supplice.

Je les quittai. Cette manière de rendre hommage aux morts, ce mélange de religion et de débauche, d'ivresse et de douleur, avaient quelque chose que je ne pouvais concevoir. Comment des sentimens

saura gré sans doute d'exposer ici les argumens de l'opinion contraire; nous les puiseróns dans le voyageur anglais Cowper Rose, dont l'ouvrage a été traduit avec bonheur par M. Cabanis. Le voyage de Cowper Rose (Quatre années de séjour dans l'Afrique méridionale ), publié tout récemment, se trouve à Paris, chez Cherbuliez. Voyez à la fin de cette lettre le fragment que nous en citons.

(Note du D.)

si incompatibles chez les nations civilisées pouvaient-ils être réunis dans le cœur des noirs?

Je regagnai le lieu des danses, qui dissipèrent les idées sombres que m'avait données l'aspect du. deuil. Apollon m'apprit que la bamboula allait cesser. Nous entendîmes une cloche qui sonnait l'heure de la prière. Hommes, femmes et enfans se rendirent dans le plus profond silence au pied d'une croix où étaient agenouillés le colon et sa famille. Les étoiles scintillaient au milieu d'un ciel pur, l'atmosphère était embaumée. A peine l'écho répétait-il le murmure des palmistes dont les longues flèches étaient balancées par les vents. Ce fut sous ce dôme de verdure que le maître et l'esclave se prosternèrent devant le Créateur. Après la prière, les nègres s'en allèrent reposer dans leurs cases, et bientôt tout fut calme comme la nature!

EUGÈNE SUE.

Les esclaves au Cap de Bonne - Espérance

« Les fermes au Cap sont toutes cultivées par des esclaves, et quoique ici l'esclavage ne se présente pas sous la forme la plus dégradante, quelques-uns de ses traits sont encore révoltans :

Voyez la note ci-dessus.

le pas timide et silencieux de la jeune esclave lorsqu'elle entre dans la maison, le ton humble et soumis avec lequel elle s'acquitte d'un message, et cet air d'apathie où semble éteinte l'ardeur de la jeunesse. Lorsque j'ai contemplé ces yeux noirs et ternes, nés pour lancer des regards de feu; ces membres mous et nonchalans, nés pour bondir de joie, je n'ai pu m'empêcher de sentir que cet être était courbé sous le joug, et que ses facultés, que la liberté aurait mises en jeu, étaient anéanties par la dureté de son sort.

>> Un jour, en voyage, je m'arrêtai à la porte d'un planteur, et je remerciai une jeune esclave d'un léger service qu'elle m'avait rendu. Elle se tourna vers sa compagne d'un air qui exprimait plus que de la surprise, et toutes deux éclatèrent de rire sans pouvoir se retenir. Mais leur rire était pour moi sans gaîté : il annonçait un état où le refus d'obéir aurait pu être suivi d'un châtiment corporel, et où les remercîmens étaient un langage inconnu. Ces traits sont caractéristiques de l'esclavage, et frappent un Anglais par leur contraste avec les manières respectueuses, mais aisées, des domestiques de son pays.

>>> Les partisans de ce système, avec cette sécheresse de sentiment commune dans les contrées où règne l'esclavage, et qui calcule froidement la valeur d'un être humain, allèguent que l'esclave est bien nourri, afin qu'il puisse bien travailler; qu'il est traité avec douceur, parce qu'il est de l'intérêt de son maître de le maintenir en santé, et qu'on

« PreviousContinue »