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DES

DEUX MONDES.

Voyages.

SOUVENIRS

DES

COTES D'AFRIQUE.

(Fragmens inédits communiqués par M. Duvernay.)

SECOND FRAGMENT.

SIERRA-LÉONE, LE RIO-PONGO.

I. Sierra-Léone.

C'est avec quelque répugnance que je m'occupe de ce pays; d'abord parce que je n'y ai résidé que depuis le 25 janvier jusqu'an 7 février 1829, temps

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trop court pour l'étudier suffisamment, et ensuite à cause d'une petite aventure qui m'humilia beaucoup dans le moment, sans pourtant m'étonner, puisqu'elle m'arrivait dans un pays appartenant aux Anglais. Voici le fait le commandant d'une frégate française, mouillée à Sierra-Léone, réclama des Anglais un Français qui était à terre ; aussitôt un ordre émané de je ne sais qui prescrivit d'arrêter, partout où on les verrait, les étrangers blancs qui se trouvaient dans le pays, et de les mener au police-office. Les constables nègres se mirent à parcourir la ville, les hôtels, les cabarets, et arrê– tèrent indistinctement les Espagnols, les Portugais, les Hollandais et les Français. A ce moment je passais dans une rue; un nègre, ayant à la main un bâton de deux pouces de diamètre, marque distinctive des constables de Sierra-Léone, m'aperçut, et reconnut que j'étais étranger, probablement à ce que je marchais au soleil sans parasol; il s'avança vers moi, et m'ordonna de le suivre au police-office. Ce fut en vain que je lui demandai son warrant ; que je lui dis que j'appartenais à une goëlette française qui commerçait actuellement dans le pays, et qui était régulièrement expédiée; j'ajoutai même que je consentais à le suivre, mais qu'il me menât chez un magistrat, et non pas dans un lieu où l'on conduisait les vagabonds; rien n'y fit il se mit en posture de me frapper avec son bâton. Ayant cru débarquer dans un pays aussi civilisé que Saint-Louis du Sénégal, j'étais venu à terre sans armes ; je fus donc forcé de le suivre,

:

.pour ne pas donner à des marchands anglais qui me regardaient de la porte de leurs boutiques le plaisir de voir un Français boxant dans les rues avec un nègre. Une fois arrivé à l'office, un clerc mulâtre me dit que je pouvais retourner chez moi, que c'était par erreur qu'on m'avait arrêté. Je sortis, laissant derrière moi un major et un capitaine portugais, des capitaines négriers et des matelots de diverses nations. Je sais qu'en tout pays, par erreur, on peut se trouver arrêté pour un autre; mais j'ai peine à croire que partout ailleurs que dans un pays régi par les lois anglaises on montre un mépris assez grand des autres nations pour faire enlever indistinctement, et sur un ordre verbal, tous les étrangers qui s'y rencontrent, afin de s'assurer d'un seul individu dont l'adresse était bien connue, puisqu'il avait écrit des lettres aux autorités pour demander justice.

J'appartiens au dix-neuvième siècle, et j'ai passé douze années de ma vie en pays étranger; on ne peut donc m'accuser d'avoir conçu contre les Anglais cette haine d'instinct qui caractérisait nos pères, et qui était une suite des maux qu'ils nous ont causés; comme individus, j'aime autant les Anglais que les Wallos, les Foulahs et les Mandingues; mais comme nation, je suis loin de partager l'admiration de beaucoup de mes compatriotes. Ces réflexions me viennent naturellement en me rappelant ce que j'ai vu à Sierra-Léone; et, avant de le rapporter, je veux jeter un coup d'œil en arrière sur ce que les Anglais ont fait à Saint-Louis, au

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Rio-Pongo, et chez les Mandingues voisins de Sierra-Léone. Pendant le temps que les premiers ont possédé le Sénégal, après nous l'avoir enlevé, ce sont eux qui ont réduit les Wallos à l'état d'abaissement où ils se trouvaient lorsque le pays nous a été rendu; et ce n'est que depuis 1815 ou 1816 que ceux-ci ont commencé à se débarrasser insensiblement du joug des Maures, qui sont pour nous des voisins bien plus dangereux que les nègres. Brack est, comme on sait, le titre du roi des Wallos, et Bétio est celui d'un prince fort redouté à l'époque où les Anglais possédaient le Sénégal. Le brack alors régnait sur les deux rives du fleuve; les Anglais, probablement inquiets d'avoir des voisins si puissans, soutinrent Bétio dans une révolte contre le brack; ce dernier eut le dessous; les Anglais alors, par des cadeaux d'armes, de munitions et de guinées, relevèrent le parti du brack. En fournissant ainsi, au parti le plus faible, des moyens de se rétablir, ils entretenaient la guerre civile chez les Wallos, jusqu'à ce que ces peuples se trouvèrent tellement affaiblis que les Maures Trarzas vinrent s'emparer, sans coup férir, de la rive droite du fleuve; une partie des Wallos qui habitaient cette rive passa sur l'autre bord; le reste se soumit, et tomba entièrement sous la domination des Maures. Lorsque les Anglais évacuèrent la colonie pour nous la remettre, des accaparemens de grains occasionèrent une disette, qui les aida à emporter tous les ornemens d'or que possédaient les indigènes. Depuis que les Français oc

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