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ger, avaient contraint le ministère à prendre une attitude imposante. Narbonne avait donné des ordres pour que trois corps d'armée de cinquante mille hommes chacun, commandés par les maréchaux Luckner, Rochambeau, nouvellement promus à cette dignité, et par Lafayette, que la cour oubliait de récompenser, se rassemblassent dans le délai d'un mois sur les frontières menacées. Dans un voyage brillant et rapide, Narbonne, accompagné, dit-on, de madame de Staël, qui prenait sa part dans toutes les choses importantes et capables de fournir des alimens à son esprit avide de clartés nouvelles, avait été visiter nos places de guerre pour s'assurer de l'état des fortifications, de l'esprit de nos troupes, et prendre toutes les mesures que commandait la nécessité, à un homme qui voulait servir les intérêts de son ambition en contribuant au salut de son pays. Des populations naturellement belliqueuses avaient accueilli avec joie le ministre dont l'éloquence chevaleresque excitait encore l'enthousiasme des troupes.

Malgré les applaudissemens accordés par l'Assemblée nationale, par les jacobins et par le peuple à Narbonne, qui préparait tout pour la guerre, un seul homme, au milieu de l'enthousiasme général, se prononçait hautement contre la chance des armes. Robespierre déclarait que c'était s'exposer à tout perdre que de remettre au hasard d'une défaite, ou même d'une victoire, dont le pouvoir exécutif voudrait abuser, le sort de la liberté conquise avec tant de peine et pas encore consolidée. Il disait L'armée, infestée de mauvais officiers, vous trahira; l'assemblée, tourmentée par les complots intérieurs, ne pourra pas diriger les opérations militaires, et les membres du cabinet sont ou trop nuls ou trop ennemis du nouvel ordre de choses, pour que la France, mal préparée, surprise en quelque sorte, et sans direction forte et puissante, espère affronter avec succès les satellites des rois de l'Europe. Le flambeau de la liberté qui brille sur nos têtes doit

bientôt éclairer le monde; bientôt nous verrons réunis comme des frères ces hommes que le despostime en fureur, que la liberté mal conseillée, vont forcer à s'entre-déchirer. Robespierre, alors, guidé par des principes philantropiques, et cédant aussi à l'influence de son caractère à la fois soupçonneux et craintif, rejetait la guerre comme favorable au pouvoir et dangereuse pour le peuple; mais il n'envisageait pas la question sous son véritable point de vue. Toute la difficulté consistait à savoir si on prévien– drait une déclaration de guerre imminente, ou si l'audacieuse résolution de marcher en avant ne doublerait pas les forces d'une nation généreuse qui avait vivement senti les nombreuses insultes que lui avaient faites Léopold et les petits princes des bord du Rhin.

Peut-être quelques cordeliers qui, avec Robespierre, demandaient la paix, redoutaient-ils l'influence de Lafayette, leur ennemi déclaré; peut-être voulaient-ils le priver de la popularité qu'il ne manquerait pas de ressaisir, s'il venait à montrer sur le champ de bataille le même courage et le même talent qu'il avait déployés en Amérique; mais l'audacieux Danton, leur chef, différait de manière de voir avec Robespierre, et se prononçait avec toute son énergie en faveur du parti qui voulait engager le fer avec l'Europe.

A son retour des frontières, Narbonne obtint un brillant succès par le compte-rendu de sa mission; mais moins heureux dans le conseil, il vit recommencer avec une nouvelle violence la lutte qu'il avait eu à soutenir contre Delessart. Ce fut en vain que Cahier de Gerville s'interposa entre eux, Delessart voulait la paix parce que, dévoué à Marie-Antoinette, il craignait que le cœur de la reine ne fût pas assez sage pour se contenir le jour où les troupes françaises et celles de son frère en viendraient aux mains. Chargé d'ailleurs des négociations avec l'extérieur, il désirait de maintenir le repos de la France, pour demeurer le

plus important des ministres. Narbonne, poussé peut-être par le même intérêt dans un sens contraire, criait aux armes avec les jacobins et le peuple.

Pendant ce temps, Bertrand de Molleville employait les plus honteuses pratiques pour détruire la révolution. Il faisait plus, il favorisait ouvertement l'émigration des officiers de marine, en leur avançant plusieurs mois des appointemens de leurs grades. Accusé pour ce fait devant la représentation nationale, cet homme se défendit avec adresse et courage, et obtint, à une faible majorité, il est vrai, un verdict d'acquittement. Mais cette victoire ne découragea pas le côté gauche; le lendemain il fit déclarer que le ministre de la marine avait perdu la confiance de la nation. Tout violent que fut le coup, le roi ne céda point, et garda leministre suspect dont il croyait avoir un si grand besoin. C'était Delessart qui avait conseillé cette dangereuse résistance au vœu de l'opinion; c'est Delessart que plusieurs députés attaquèrent. L'évêque Claude Fauchet voulut le rendre responsable des massacres de la Glacière d'Avignon, que, suivant le dénonciateur, on aurait pu prévenir, en expédiant plus tôt le décret de réunion du comtat à la France, et surtout en envoyant des commissaires sur les lieux. Cette accusation tomba d'elle-même; mais Delessart, furieux contre Narbonne, qui l'avait abandonné en face de ses ennemis, dit au roi et à Marie-Antoinette que ce ministre était l'ami de Brissot, de Sièyes, et entretenait des relations suspectes et déloyales avec les révolutionnaires. Il lui imputa aussi, fort gratuitement peut-être, la faute d'avoir dévoilé les secrets du cabinet. à madame de Staël, et, par elle, à Condorcet. Le coup avait porté; le 9 mars, au matin, un valet de pied se présenta chez le ministre, et lui demanda son portefeuille au nom du roi. Cette manière insolite et offensante dut surprendre et blesser d'autant plus Narbonne qu'il servait avec fidélité, et se croyait assuré dans son poste par ce

qu'il venait de faire, dans le double intérêt de la nation et du roi. M. de Grave succéda au ministre disgracié. A la nouvelle du renvoi de Narbonne, la colère de l'assemblée contre la cour éclata par un décret en faveur de la victime, et contre les autres ministres, à l'exception de Cahier de Gerville, qui avait toujours combattu la mauvaise direction et les menées déloyales de l'antagoniste de Narbonne. Le roi espéra diminuer le mauvais effet de la destitution de ce dernier, par la nouvelle de la retraite de Bertrand de Molleville; mais cette satisfaction forcée ne produisit aucun bien; l'orage n'en retomba qu'avec plus de violence sur la tête du malheureux Delessart, auteur de la disgrâce du seul homme qui parût aller directement au but et vouloir concilier l'honneur de la France avec le soin de sa sûreté. Brissot d'abord et Vergniaud ensuite accusèrent le ministre des affaires étran– gères comme coupable d'avoir compromis la dignité de la nation, d'avoir caché à l'assemblée la déclaration de Pilnitz, d'avoir donné une fausse idée de l'état de la France à Kaunitz, en lui faisant passer, par l'entremise de la reine, le modèle d'une déclaration de l'empereur Léopold, déclaration qui était souvent une diatribe amère contre la révolution et ses chefs actuels, et que pourtant Barnave, Duport et leurs amis avaient rédigée, tant une première démarche peut faire dévier même des hommes généreux et bien intentionnés!

Vergniaud fut d'une grande violence dans ce débat, surtout lorsque, rappelant à son insu un mouvement de Mirabeau, il s'écria «De cette tribune où je vous parle, on aperçoit le palais où des monstres pervers égarent et trompent le roi que la constitution nous a donné; je vois les fenêtres du palais où l'on trame la contre-révolution, où l'on combine les moyens de nous replonger dans l'esclavage... La terreur est souvent sortie dans les temps antiques et au nom du despotisme de ce palais fameux; qu'elle y rentre

aujourd'hui, au nom de la loi; qu'elle y pénètre tous les cœurs, que tous ses habitans sachent que notre constitution n'accorde l'inviolabilité qu'au roi.» Après ce discours, tous les députés se levèrent, et le décret d'accusation fut porté contre Delessart. Il n'eut pour défenseur que Becquey. On trouve si rarement des hommes capables d'embrasser la cause de l'infortune en face d'une opposition menaçante, que, quelle que soit leur opinion, leur nom mérite d'être cité avec respect. Le ministre se remit entre les mains des gendarmes chargés de le conduire dans les prisons d'Orléans, où il devait attendre son jugement. Louis XVI, qui essaya de justifier Bertrand de Molleville par une lettre à l'Assemblée, abandonna Delessart à son sort. Dumouriez entra au conseil en qualité de ministre, mais sans portefeuille. Lié avec la Gironde par l'entremise de Gensonné; admis aux Jacobins ; à la fois souple, adroit et audacieux; brûlant de faire sa fortune, qui était à peine commencée; n'ayant aucun principe qui pût l'empêcher de saisir les chances offertes à son ambition; doué du génie de l'intrigue; capable de conduire unc négociation avec habileté comme de concevoir un vaste plan de campagne et de l'exécuter, Dumouriez semblait être l'homme nécessaire au roi et au peuple dans les circonstances présentes. La cour ne l'aimait pas, parce que plusieurs fois il avait pris la parole aux Jacobins, et toujours pour blâmer et dénoncer la marche double et trompeuse du gouvernement. Trop décidé pour vouloir rester dans une position incertaine et précaire que les préventions de Marie-Antoinette et, sans doute aussi, celles de Louis XVI rendaient très difficile à soutenir, le nouveau ministre résolut d'avoir, dès le lendemain de son entrée au pouvoir, une entrevue avec la famille royale, et de savoir définitivement sur quel appui il pouvait compter. Dumouriez, en abordant Louis XVI, lui dit Sire, l'ordre que vous m'avez : donné d'accepter la place que j'avais refusée, me per

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