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mais on trouvait ses régimens trop faibles et son ordonnance défectueuse. L'état-major, décimé par l'émigration, offrait peu de garanties de talent et d'expérience; l'artillerie se trouvait remplie d'officiers du plus grand mérite et de soldats instruits. Mais ce que l'Europe ignorait, ce que nous ignorions comme elle, c'est que nous possédions les élémens de la meilleure des armées et la matière d'une suite de triomphes inouïs. Bientôt, et tandis que les émigrés s'imaginent que la fuite de tant d'officiers nous a laissés sans chefs et sans défense, les hautes inspirations de l'amour de la patrie, l'enthousiasme de la liberté, les premières merveilles de nos volontaires, les épreuves multipliées du champ de bataille, les dignités militaires accordées aux soldats et aux officiers, l'autorité dictatoriale des représentans qui commanderont la victoire et la récompenseront sur le théâtre de l'action, feront surgir les SaintCyr, les Régnier, les Soult, les Jourdan, les Kléber, les Moreau, les Hoche, et toute une race de capitaines illustres qui se renouvellera pendant la durée de la guerre.

L'armée prussienne passait pour la première du monde. Frédéric lui avait laissé une admirable discipline, une organisation forte; rien n'égalait la beauté de la cavalerie que le général Seidlitz avait formée sous les yeux du grand homme. Les places d'officiers appartenaient de droit à la noblesse; mais Frédéric, le moins superstitieux des hommes à cet égard, comme à beaucoup d'autres, ne comptait pas les quartiers pour accorder un commandement, et fermait les yeux sur la supercherie d'un plébéien qui promettait un homme de tête et de courage. Pour Frédéric, on était assez noble quand on se battait bien; un descendant dégénéré de Turenne ou de Condé n'aurait peut-être pas obtenu un grade dans l'armée. La Prusse avait cent quatre vingt-six bataillons et deux cent trente-trois escadrons, l'artillerie était nombreuse et assez instruite. L'armée autrichienne, humiliée par de nombreuses défaites, en Si

lésie et dans la Saxe, avait repris quelque confiance en elle-même depuis les dernières affaires de Bohême et de Turquie, sous la direction du célèbre Laudon; son système de recrutement, vicieux comme celui de la Prusse, était peu propre à entretenir l'esprit militaire; mais la Hongrie lui fournissait onze régimens d'infanterie et huit de cavalerie, qui, avec les Wallons, formaient l'élite des troupes impériales, composées de deux cent trentedeux bataillons et de deux cent vingt escadrons. On estimait le total de ces forces à deux cent quarante mille hommes d'infanterie, à trente-cinq mille de cavalerie et dix mille d'artillerie; mais ce nombre doit être réduit à cause des pertes éprouvées par l'armée allemande dans la campagne contre les Turcs et provenues de quelques maladies épidémiques. La Saxe comptait soixante mille hommes sous les armes; le Hanovre, trente mille; la Bavière, vingt mille; le Wurtemberg, douze mille; Bade, quatre mille; les Hessois étaient de bons soldats, mais peu nombreux. Quant à l'Espagne, elle avait cent seize mille fantassins et douze mille cavaliers.

L'Espagnol, sobre, vigoureux, possède de grandes vertus guerrières; mais il manque d'activité soutenue. Admirable soldat un jour d'action, les ennuis d'une campagne le dégoûtent et le fatiguent; son courage tumultueux et tout d'irruption se brise facilement; et pour lui, comme pour la plupart des peuples méridionaux, les défaites dégénèrent en déroutes.

L'armée sarde, l'une des mieux instituées de l'Europe, offrait un effectif de trente mille hommes d'infanterie et de quinze mille miliciens, de trois mille six cents chevaux. Le mode de recrutement était volontaire; mais un système de milice bien entendu assurait au prince d'excellens renforts dans un corps de montagnards intrépides et qui rappelaient, pour la vigueur et le courage, les paysans

du Jura.

Les troupes napolitaines n'ayant pris aucune part aux commencemens de la guerre, nous ne ferons mention d'elles qu'en ouvrant le récit de la campagne de 1799. Les autres soldats italiens ne valaient pas, à cette époque, la peine d'être cités.

La Hollande pouvait mettre sous le drapeau trenteneuf mille hommes d'infanterie, trois mille quatre cents cavaliers, mille cinq cents hommes d'artillerie; mais ce n'étaient plus ces vieilles bandes qui avaient repoussé la tyrannie de Philippe II et combattu l'ambition démesurée de Louis XIV. La destruction de la marine des Tromp et des Ruyter, et la perte de la liberté, avaient fait dégénérer les soldats de Guillaume III.

Plus tard, nous nous étendrons sur l'Angleterre, cette implacable ennemie, que nous retrouverons partout contre nous, guidée par Pitt, aussi grand de haine que de génie, dans la guerre d'extermination qu'il doit faire à la France. Cependant, pour donner une idée des forces de cette puissance, nous dirons qu'elle entretenait deux cent six mille quatre cents hommes. Outre cette armée formidable, la compagnie des Indes avait quarante mille soldats préposés à la garde de ses riches comptoirs et d'un immense domaine. L'infanterie anglaise était brave, la cavalerie belle; mais ses chevaux mal équipés ne permettaient pas toujours à leurs cavaliers d'en être les maîtres. L'artillerie anglaise comptait trois mille sept cents hommes instruits et bien entretenus.

Personne ne doutait que la Russie ne dût jouer un rôle dans la coalition; mais elle y paraîtra très tard et lorsque toute l'Europe aura subi le joug de notre épée. La force de l'armée russe s'élevait à deux cent mille hommes habituellement employés aux lignes du Caucase, en Finlande et sur le Pruth. La milice cosaque, nombreuse et infatigable avant-garde, n'était point comprise dans cette évaluation. Un jour, la Russie mettra

sous les armes trois cent mille soldats qui accourront venger dans Paris la honte de leurs défaites et l'horrible et sublime sacrifice de Moscou, immolé au salut de l'empire.

Tandis que l'Europe se préparait contre nous, un souverain du Nord, Gustave III, connu par sa haine pour la révolution française, assassiné, le 16 mars, dans un bal, à Stockholm, venait de satisfaire à la haine d'Amkarstroëm et de quelques autres conjurés de la noblesse, dont ce roi avait brisé la toute-puissance en 1772. La mort qui le frappa put seule arrêter la haine qu'il avait vouée à la France, et ses projets d'être le chef de la coalition. Son fils, Gustave IV, âgé de treize ans, lui succéda. Grâce à cette circonstance ainsi qu'à la sagesse du duc de Sudermanie, frère du feu roi et investi de la régence, la Suède, pendant treize ans, gardera envers nous une exacte et honorable neutralité.

Vienne ne laissait plus à la France aucune espérance de paix. Cette cour était devenue encore plus hostile depuis la mort de Léopold et la formation du nouveau ministère. Non seulement le prince Kaunitz mettait le plus d'obstacles qu'il pouvait à la négociation relative aux indemnités dues aux princes allemands pour les enclaves de l'Alsace, mais il les menaçait de faire casser, par la diète de l'empire, tout traité quelque avantageux qu'il fût. Le vieux ministre excitait encore les cercles, pour les engager à faire cause commune avec l'Autriche contre nous. Noailles, agent très équivoque et même très suspect à l'opinion, avait été maintenu à Vienne en qualité d'ambassadeur de France; mais, malgré cette condescendance si peu dans les mœurs de cette époque, Dumouriez reçut bientôt une lettre de ce diplomate, qui demandait son rappel, motivé sur les désagrémens et les insultes qu'il essuyait en effet, le premier ministre autrichien, ne daignant plus traiter avec lui, avait indiqué

à cet effet M. de Cobentzel, très mal disposé pour la France.

Cette mésintelligence était connue de l'assemblée; les ames fières et libres s'en offensaient avec raison, tandis que les Feuillans soutenaient, excusaient la cour, et faisaient cause commune avec elle contre les membres de la représentation nationale, qu'ils traitaient hautement de Jacobins. Lafayette s'était rapproché de Barnave et des Lameth. Les patriotes les plus sincères dans la Gironde et dans l'autre nuance de la même opinion, voyaient de mauvais œil ce rapprochement, qui paraissait annoncer une conjuration menaçante contre la liberté. La disposition des esprits était donc orageuse, et ne demandait qu'une occasion d'éclater. Sur ces entrefaites, les députés reçurent la communication des dépêches de M. de Noailles, et furent si indignés de la faiblesse du représentant de la France, qu'ils lancèrent sur-le-champ un décret d'accusation contre lui. Immédiatement après cet acte de colère, Dumouriez vint lire une lettre de Louis, écrite de sa main à l'empereur (1), contre les déclarations de l'Autriche, et dans laquelle il protestait énergiquement, en renouvelant les promesses de son attachement à la constitution.

(1) Monsieur mon frère et neveu, la tranquillité de l'Europe dépend de la réponse que fera votre majesté à la démarche que je dois aux grands intérêts de la nation française, à sa gloire et au salut des malheureuses victimes de la guerre dont le concert des puissances menace la France. Votre majesté ne peut pas douter que c'est de ma propre voJonté et librement que j'ai accepté la constitution ; j'ai juré de la maintenir. Mon repos et mon honneur y sont attachés; mon sort est lié à celui de la nation, dont je suis le représentant héréditaire, et qui, malgré les calomnies qu'on se plaît à répandre contre elle, mérite et aura toujours l'estime de tous les peuples. Les Français ont juré de vivre libres ou de mourir; j'ai fait le même serment qu'eux.

Le sieur de Maulde, que j'envoie mon ambassadeur extraordinaire auprès de votre majesté, lui expliquera les moyens qui nous restent pour empêcher et prévenir les calamités d'une guerre qui menace l'Europe.

Signé LOUIS.

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