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verge de fer. Dans cette fausse combinaison, on voyait les membres d'une opposition insensée rejeter les conseils modérés, aggraver les premiers désastres, et même à leur propre détriment, souhaiter que les soulèvemens, le pillage et l'incendie vinssent à l'appui de leurs prédictions, justifier leur haine de la révolution.

L'importante mission de porter à SaintDomingue le décret et les instructions de l'assemblée constituante (*), fut confiée au lieutenant-colonel Ogé, homme de couleur, quarteron et propriétaire; il présenta le décret sous sa véritable interprétation, et fit valoir tout ce que les instructions renfermaient de favora ble à la cause des Mulâtres et des Nègres libres. Les colons, qui se qualifiaient exclusivement de patriotes, et qui néanmoins ne voulaient adopter de la révolution que ce qui pouvait servir leurs intérêts et leurs vues, refusèrent de se conformer au décret, et de reconnaître la mission du lieutenant-colonel Ogé; ils se formèrent en assemblée pro

(*) Voyez les Pièces justificatives.

vinciale, et pour imposer aux hommes de couleur, ils résolurent de se saisir d'Ogé. Celui-ci, contraint de prendre la fuite, fut escorté par une vingtaine de mulâtres, et chercha avec ses amis un asile sur le territoire espagnol; ils y furent poursuivis, et le gouverneur don Garcia eut la déloyauté de livrer ces infortunés. L'assemblée coloniale les fit juger et exécuter. L'appareil et la barbarie du supplice d'Ogé, qui fut rompu vif, et expira sur la roue, porta la terreur et la soif de la vengeance dans le cœur des Mulâtres.

Le sang des martyrs enflamma toujours le fanatisme politique, non moins que le fanatisme religieux. L'assassinat d'Ogé fut l'une des premières causes de la profonde inimitiédes hommes de couleur, et des Nègres libres contre les Blancs. Les dissensions devinrent plus vives, chaque parti voulait s'appuyer de l'opinion populaire, dont la couleur semblait être la seule force effective. Ainsi, , par la plus bizarre inversion, les colons, partisans également zélés de leur in

dépendance et de l'esclavage, traitaient d'ennemis de la révolution, appelaient aristocrates les mulâtres et les Nègres affranchis, qui revendiquaient leur droit de cité au nom des décrets sanctionnés par le roi.

L'assemblée nationale s'aperçut trop tard du danger de laisser indécise la question des droits politiques des hommes de couleur ; la force des événemens la fit reproduire et traiter avec plus d'importance qu'elle ne l'avait été. Les orateurs les plus distingués prirent part à cette discussion : toute l'Europe y fut attentive; elle exerça la plume d'une foule d'écrivains, qui s'emparèrent avidement de ce sujet, et l'agrandirent par des vues d'humanité. L'assemblée nationale retentit des discours les plus véhémens; elle fut bientôt partagée en deux partis, dont l'un voyait de grands dangers dans l'admission des hommes de couleur aux droits politiques; tandis que l'autre n'y trouvait que l'application d'un principe de droit naturel et conforme aux idées constitutionnelles. Les premiers, parmi lesquels

on remarquait Barnave, Malouet, Alexandre Lameth, Clermont-Tonnerre, pensaient que les hommes façonnés à la servitude, ne pouvaient recevoir que par degrés le dangereux présent de la liberté, et qu'il fallait n'ouvrir que lentement leurs yeux à cette vive lumière. Mirabeau, dont les éloquentes déclamations contre l'infâme commerce de la traite des Nègres, avaient le plus contribué à faire triompher la cause de l'humanité, Mirabeau n'était plus, et l'appui de ses talens manqua, sans doute, à la sagesse du seul parti qui pût encore préserver la colonie. Celui que les idées philanthropiques entraînaient l'emporta ; un décret du 15 mai 1791 admit aux droits politiques tous les hommes de couleur nés de père et mère libres. Barnave, que les amis des Noirs accusaient si injustement d'avoir abandonné la cause des patriotes, se montra éminemment homme d'état dans cette orageuse discussion; il ne balança pas à sacrifier une vaine popularité au bien de son pays; il s'opposa fermement à l'application rigoureuse des principes constitutionnels,

que rien, sans doute, ne doit faire fléchir, quand il s'agit de l'état politique et civil des personnes, mais qui présupposait un état de société qui n'existait pas encore dans les colonies. La prévoyance et les craintes de ce célèbre orateur, ne furent que trop justifiées.

*

Le décret du 15 mai, plus explicite que celui qui l'avait précédé et qui avait causé tant de désordres, ne rencontra pas moins d'opposition. Peut-être que s'il eût été religieusement observé, si les Blancs, connaissant mieux leur périlleuse position, se fussent rapprochés des Mulâtres, qui, satisfaits du sort que leur garantissait la nouvelle loi, sollicitaient cette réunion, la paix aurait été maintenue; mais loin de se plier aux circonstances, et de se dépouiller d'un préjugé qui n'était déjà plus qu'une force idéale, ils rallumèrent la guerre civile que l'assemblée coloniale de Saint-Marc, avant d'abandonner l'île, avait imprudemment excitée. SaintDomingue fut livrée à la plus horrible anarchie. Pendant que les colons blancs s'armaient

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