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LETTRE de Marie de Roffan, Marquife de Ganges, à fa Mère.

MARIE DE ROSSAN, la plus vertueuse & la plus malheureufe des femmes, naquit en 1637 du fieur de Roffan, & de la fille du fieur de Nochères : elle n'étoit pas d'une

naiffance fort illuftre; mais fa grande beauté & fes richeffes confidérables la firent rechercher des Partis les plus avantageux. Elle époufa en fecondes noces le Marquis de Ganges, Gouverneur de Saint-André; c'étoit un homme qui cachoit fon caractère avec un foin extrême, qui avoit tous les vices & paroiffoit avoir toutes les vertus. Les premières années de fon mariage, il fit le bonheur de fon époufe: mais il en devint dans la fuite jaloux au point qu'il fut cause de fa mort; voici comment. Il avoit deux frères auffi méchans que lui, qui tâchèrent, mais en vain, de fe faire aimer de leur bellefœur. Leur amour fe tourna en fureur. Ils remplirent l'efprit du Marquis de foupçons fi terribles, qu'il leur abandonna fon épouse pour en tirer vengeance. Ils réfolurent donc de l'empoifonner, & le firent; mais la Marquife s'étant échappée de leurs mains, après avoir pris le breuvage dont elle jeta la moitié, & s'étant fauvée dans une maifon voifine, un de fes frères la fuivit, & lui donna fept coups d'épée. Elle furvécut dix-fept jours à tous ces affauts, après lefquels elle mourut, à l'âge de trente- un ans. C'est dans l'efpace qui fe trouve de fon malheur à fa mort, qu'on la fuppofe écrire à fa Mère

& lui faire le récit de fes infortunes. On a été obligé de faire quelques changemens, dont il eft inutile d'avertir le Lecteur. Ceux qui feront curieux de lire l'Hiftoire de Marie de Roffan, pourront confulter les Femmes Illuftres de la France, Tome III, page première.

D

Ce n'est plus, ô ma mere, une épouse adoréé ̧

Mais une malheureuse à les bourreaux livrée,
Qui, prète de paffer de la vie à la mort,
Dans ce terrible instant va te tracer fon fort.

Cher & cruel époux ! frere injufte & barbare!
C'eft donc vous qui portez le coup qui nous féparel
Vos cœurs, vos lâches cœurs, nourris dans les
forfaits,

Doivent de mon trépas fe trouver fatisfaits! Vos vœux font accomplis; je meurs votre victime :

Mais mon fort eft trop beau, puisque je meurs fans crime,

Et que le coup fatal, porté par vos fureurs,
Me fait appercevoir la fin de mes malheurs.

Oui, ce temps n'eft pas loin. O douce! ô tendre

mere!

Devois-je craindre tout d'une main auffi chere?
Eft-ce à ceux qui nous font attachés de plus près
A trahir les premiers les fermens qu'ils ont faits?

Malheur à vous, mortels, dont l'ame fiere & dure
Rejette avec horreur les droits de la nature,
Et qui, dans les forfaits, étroitement unis,
Olez, fans nuls remords.... Mais, écoute, &
frémis...

Frémis... Je vais te faire un récit effroyable :
Puifle ma mort toucher un frere trop coupable!
Puifle-t-il à ce prix détefter fes forfaits!
Souvent le repentir fuit les plus grands excès!

Dans les commencemens d'un nouvel hyménée,
La trame de mes jours étoit trop fortunée,
Et le bonheur conftant à s'attacher à moi
Me faifoit de l'amour goûter l'aimable loi:
Mon époux m'adoroit, je l'adorois de même ;
Notre félicité pour lors étoit fuprême.
Je jouiffois, hélas ! du deftin le plus doux...
Bientôt je vis changer le cœur de mon époux.

La pâle jaloufie, au front morne & lévere,
Ce monftre que l'enfer a vomi fur la terre
Pour déchirer le cœur des malheureux mortels,
Et les faire fouvent devenir criminels;

Ce monftre, effroi de l'ame, ami de l'injustice,

Qui fuit, fans volonté, les traces du caprice,
Et qui, loin d'appailer les maux des malheureux,
Ne fait que les aigrir, les rendre plus affreux;
Ce monftre enfin, l'auteur du deftin qui me reste,
Infecta mon époux de fon poifon funefte.

Son cœur de noirs foupçons eft bientôt déchiré :
Le doux repos le fait, furieux, égaré,
Ne le pollédant plus, tout l'offuíque & l'irrite,
Et rien ne peut calmer le courroux qui l'agite.

Depuis fix mois, qu'en proie aux plus vives douleurs,

Je ne vois point tarir la fource de mes pleurs,
Efpérant le retour dans une ame parjure,

Je t'ai toujours caché les tourmens que j'endure.
Le devoir d'une époufe (& tu le dois favoir)
Eft de ne point marquer jamais fon défespoir,
De cacher les erreurs de l'ingrat qui l'opprime,
Et d'attendre du ciel la vengeance du crime.
Ce motiffeul m'a fait différer tous les jours
De t'écrire... De toi j'aurois eu des fecours,
Et j'aurois épargné ce forfait à mon frere.

Maintenant que je touche à mon heure derniere, J'ai cru que je pouvois, fans manquer à l'honneur,

Dévoiler à tes yeux fon crime & mon malheur.
Je t'inftruis de mon fort à regret,je l'atrefte...

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