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IIL

PROMENADE de Chamouny au mont Flégère, le 11 août 1814

E

Le lendemain de mon arrivée à Cha mouny (1) je me préparai à une course de montagne. Je fus frappé, en déjeûnant, de la multitude des noms de voyageurs qui noircissaient les murs de l'auberge. Encore s'il n'y avait que des noms; mais des choses indécentes qui décèlent la corruption du cœur, et qui prouvent que le beau spectacle de la nature n'a rien dit à ces gens, ou plutôt, qu'ils ne l'ont pas entendu ! Peut-on ne pas s'affliger de l'ignorance de la plupart des

(1) Désormais, lorsque je me servirai du mot Chamouny, sans ajouter les mots vallée de, ce sera le Prieuré de ce nom que j'aurai en vue.

hommes sur le but et le prix de la vie?" Malgré tant de traits d'une origine divine qui brillent dans leur être, ils se persuadent qu'ils n'existent ici-bas que pour jouir à la manière des animaux'; ils avancent vers la porte redoutable de l'éternité, en faisant leur coupable amusement des œuvres de Dieu, dont ils ne sentent pas plus le besoin de célébrer là bonté, qu'ils ne modèrent et ne sanctifient leurs jouissances.

Je regardais tristement ces futiles ins criptions, lorsqu'enfin j'en trouvai une qui me consola; elle était écrite en vers anglais, d'un style élevé, et d'un genre tout religieux et digne de l'homme ; je fus ému de plaisir, et je bénis celui qui l'avait écrite.

C'est ordinairement au Montanvert que les curieux portent d'abord leurs pas. Il y a sans doute là des choses trèsintéressantes à voir; mais il me fallait un point de vue plus central, d'où je pusse contempler toute la vallée et la partie de la chaîne du Mont-Blanc qui la borde..

Le côté occidental de la vallée est formé par la chaîne du Bréven et des Aiguilles Rouges. Le Bréven est la cime la plus élevée de cette chaîne; il a 785. toises au-dessus du niveau de l'Arve. Je remarquai au nord de Chamouny une arrête qui avance dans la vallée plus que toutes les autres, et dont la hauteur paraît supérieure à celle du Montanvert: on l'appelle la Croix de Flégère; j'y dirigeai ma course avec d'autant plus de plaisir que je pouvais faire toute la montée à mulet.

Je partis à neuf heures. Après avoir parcouru une partie de la plaine, je me trouvai au pied d'une pente assez rapide formée des débris de l'une des Aiguilles Rouges. C'est là qu'au milieu des ro cailles et sans abri, je commençait à monter sans trop de peine et avec gaîté. De petits incidens m'arrachaient par fois à mes réflexions, et par fois m'y ramenaient. Je ne rapporterai que celle à laquelle ma mule donna lieu, par le soin qu'avait mon guide de lui donner souvent quelque repos.

Le juste, dit Salomon, a égard à la vie de sa bête, en ne la lui rendant pas malheureuse, mais les entrailles des méchans sont cruelles (Prov. XII, 10.) L'expression n'a rien d'exagéré. La bête est le sujet de l'homme : l'homme est son maître, mais il ne doit pas être son tyran; autrement il abuse du pouvoir et du droit qu'il a reçu du Créateur, du Maître souverain de tout. Il doit donc étre juste envers la bête, et il ne peut l'être que par la bonté. Qu'il était sage cet Aréopage qui condamna un jeune homme pour avoir crevé par amusement les yeux à des petits oiseaux ! Est-il bien sûr que l'homme, en sa qualité de roi des êtres animés qui lui sont inférieurs, ne soit pas obligé au dernier jour de rendre compte à son Seigneur

suzerain?

Nous entrons dans un bois de sapins qui nous délasse par sa fraîcheur; nous avançons. Tout-à-coup, une voix forte se fait entendre et nous dit: vous vous égarez. On avait fermé depuis peu le sentier ordinaire, pour en frayer un nouveau par lequel mes guides n'avaient pas encore passé. Un homme sort de derrière un arbre; il paraît d'un âge avancé; sa taille est avantageuse; son air, également doux et noble; son œil, celui de l'esprit: son port a de la dignité, et sa voix de l'agrément. Il me plaît; et mes guides, en faisant son éloge, justifient l'impression qu'il m'a fait éprouver. C'était le bûcheron qui nous avait avertis.

Au sortir de la forêt nous arrivâmes sur une plate-forme où se trouve un châlet au milieu d'un petit pâturage appelé le Praz de Viola, c'est-à-dire, le Pré des Violettes. Là je commençai à jouir de la beauté du point de vue, avantgoût du plaisir qui m'attendait plus haut. Enfin nous arrivâmes à midi au terme de notre course, sur un plateau de verdure qui couvre toute la montagne. Vers le bord, à l'endroit le plus propice pour jouir de la vue de tout l'horizon, ést une croix qui a fait donner à cette place

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