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temps que l'histoire des travaux de ses grands hommes, des confidences sur leur caractère, des révélations curieuses sur les habitudes de leur vie. En cette matière, notre siècle sera plus riche que ses devanciers. Jamais autant que de nos jours on n'a aimé à connaître l'histoire par son côté familier et intime. On veut le dernier mot sur les choses et sur les hommes d'autrefois. Cette curiosité inquiète ne s'arrête même pas devant les événements contemporains, devant les hommes qui vivaient hier et sont trop près de nous pour être jugés sans partialité.

C'est comme un besoin de notre temps!

L'avenir est incertain. A l'exemple des vieillards qui n'y croient plus, nous nous tournons soucieux vers le passé, lui demandant de nous instruire et de nous conseiller.

Buffon n'avait rien à redouter de cette curiosité rétrospective; on l'a bien vu, lorsque parut, il y a trois ans, le recueil de sa Correspondance. Sa vie cependant a été attaquée dans un pamphlet.

En 1785, Hérault de Séchelles, son auteur, était à Semur, chez M. Godard, avocat au Parlement de Dijon. Il fit demander à Buffon la permission de le visiter; elle lui fut refusée. Buffon subissait une

crise de la douloureuse maladie qui devait abréger ses jours, et il ne consentait à voir que sa famille. Hérault de Séchelles, blessé d'un refus dont il méconnaissait la véritable cause, vint à Montbard et publia ensuite le récit de son voyage, dans lequel il sut mêler habilement la vérité au mensonge, la censure à l'admiration.

On le crut sur parole, et on répéta après lui que Buffon, grand dans son œuvre, était, dans sa vie privée, égoïste, personnel, orgueilleux. Seigneur absolu et tyrannique dans ses terres, il commandait en maître dans sa maison; femme, enfant, amis, serviteurs, tremblaient devant lui. C'était un cœur froid, sans élans généreux, incapable de ressentir de tendres émotions; c'était un vieillard adonné, en secret, aux plus honteux plaisirs. Cela ne se discutait même plus!

Ses amis, ses admirateurs, cherchaient à l'excuser; mais ils n'osaient ouvertement le défendre.

Aujourd'hui la Correspondance de Buffon a paru, une correspondance intime, continuée durant une longue carrière avec les premiers amis de son enfance, écrite dans l'abandon du cœur et sans arrière-pensée de publicité. Il fallut bien reconnaître alors que l'homme privé était digne de l'homme

public. On vit, non sans quelque étonnement, cet orgueilleux devenu soudain bon et affable; cet égoïste, sans cesse occupé du bonheur de sa famille, du repos de ses amis, préférant l'intérêt public à l'intérêt privé, et ne se faisant point honneur de son désintéressement. On reconnut, dans ce seigneur exigeant, un homme simple, familier avec ses égaux, patient avec ses inférieurs; un père, adoré de ses vassaux, répandant dans sa terre par des travaux entrepris dans un but charitable ou utile, par des secours distribués avec générosité, mais en même temps avec discernement, l'aisance et le bonheur. On vit l'époux, inconsolable de la mort prématurée d'une jeune femme pleurée jusqu'au dernier jour, devenir indifférent à tous les plaisirs, à tous les travaux de sa vie, et abandonner l'étude elle-même, cette consolatrice habituelle des cœurs affligés. On vit le père aimer d'un ardent amour un fils unique, qu'il dirigeait, qu'il conseillait, dont il s'inquiétait avec des soins, avec des préoccupations infinies. On vit le vieillard hoñorer sa verte vieillesse par des actes de courage et de vertu; il souffre sans se plaindre, avec une résignation vraiment chrétienne, les atteintes répétées d'une maladie douloureuse, donne ses derniers jours à

l'étude, écrit d'une main sénile les plus belles pages de son œuvre immortelle, et meurt en chrétien !

Buffon apparut tel qu'il était. Le procès avait été soigneusement instruit, les pièces étaient produites, il fallut juger. Quelques endurcis se récrièrent, mais le public approuva et beaucoup se convertirent.

Dans les éclaircissements rassemblés à la suite de la Correspondance, j'ai souvent eu occasion de citer le nom d'un homme dont le témoignage a une incontestable autorité : le nom de M. Humbert-Bazile.

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M. Humbert-Bazile fut secrétaire du Naturaliste, et laissa sur sa vie des notes qui sont de véritables Mémoires sur Buffon et sa famille.

Voici dans quelles circonstances il fut appelé près de Buffon.

Ses parents habitaient Saint-Remy, village voisin de Montbard; son père, homme recommandable et jouissant de l'estime publique, avait été longtemps maître de forges et s'était ensuite associé à MM. de la Faulotte et Godot de Mauroi, qui venaient de fonder une société de flottage pour l'approvisionnement de Paris. Saint-Remy se trouve sur la route qui conduit de Montbard à Buffon.

M. Humbert voyait souvent le célèbre Naturaliste, qui l'estimait, l'aimait, et ne manquait jamais de le consulter sur les travaux qu'il faisait entreprendre dans ses forges. Il n'avait pas des vues bien arrêtées sur l'avenir de son fils, et pria Buffon de s'en charger. M. Humbert devint son secrétaire gratuit, presque son second fils; soit à Montbard, soit à Paris, il partageait avec le jeune comte de Buffon, à peu près du même âge que le sien, ses études et ses plaisirs.

M. Humbert demeura près de Buffon jusqu'à sa mort. Un instant il songea à acheter la charge de greffier en chef de la Table de Marbre à Dijon; mais, tournant ses vues d'un autre côté, il se fit nommer lieutenant du roi au présidial de Châtillon-sur-Seine. Lorsqu'il mourut à son tour, âgé de quatre-vingt-trois ans, il était juge honoraire au tribunal de Chaumont.

M. Humbert-Bazile fut un de ces hommes de cœur qui savent conserver intact, à travers le temps, à travers les ruines, le culte saint des souvenirs. Il avait emporté dans sa retraite le sentiment d'une vénération profonde pour la mémoire de l'homme illustre près duquel s'écoulèrent les premières, les meilleures années de sa jeunesse.

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