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rang et la dignité, qui étaient, du temps de sa jeunesse, de tradition dans une société alors habituée à respecter toutes les distinctions sociales. Un profond amour de l'ordre le porta toujours à s'incliner devant les supériorités reconnues et les règles établies'.

Vivant dans un siècle où l'esprit humain longtemps contenu s'agitait dans ses chaînes et cherchait à les rendre moins étroites, pour les rompre plus sûrement un jour, M. de Buffon dont le nom figure cependant en tête des libres penseurs du dix-huitième siècle, n'a pris aucune part à ce mouvement révolutionnaire des idées, à cette impatience fébrile des esprits; tandis que d'autres par

1. L'ordre fut un des principaux caractères du génie de Buffon. Il le reconnaît lui-même d'une façon charmante dans une lettre qu'il écrit à madame Necker, à la date du 23 juillet 1779 : « Vous pourriez croire, dit-il, que c'est l'amour de la gloire qui « m'attire dans le désert et me met la plume à la main; mais je « vous proteste, ma belle et respectable amie, que j'ai eu plus << de peine à vous quitter que la gloire ne pourra jamais me << donner de plaisir, et que c'est le seul amour de l'ordre qui m'a « déterminé. »

Dans ses mœurs, dans ses travaux, dans sa vie, Buffon obéit toujours à cette loi suprême, et on retrouve cette habitude de son esprit jusque dans l'organisation intérieure de sa maison.

Il tenait chaque année deux registres sur lesquels il inscrivait de sa main l'état de ses charges et l'état de ses revenus. Je possède les derniers, ce sont deux carnets de format in-12, reliés avec une couverture de velours vert; ils se rapportent à l'année 1787 chaque article est écrit sur une page séparée. On en trouve la copie aux pièces justificatives, page 81.

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laient aux passions, les excitant à l'excès, lui s'adressait à la raison, et, chose étrange, au milieu des vives préoccupations d'une attente générale, il fut écouté. Il pensait que la meilleure manière de détruire les erreurs en métaphysique et en morale est de multiplier les vérités d'observation dans les sciences naturelles; il pensait qu'au lieu de combattre avec une arme toujours dangereuse, l'arme du ridicule, l'ignorance et la superstition, il est préférable de répandre le goût de l'étude. Il savait que certains abus ne peuvent être attaqués de front sans qu'il se fasse autour d'eux de grandes ruines!

Une seule fois cette force de caractère dont la vie de M. de Buffon nous a donné tant de preuves, fléchit devant une puissance plus grande encore: devant la puissance de la douleur. Mais une seule personne fut la confidente discrète de ces défaillances d'un grand courage; madame Nadault, qui avait pour son frère une tendresse passionnée, connut seule ces crises terribles dans lesquelles la nature venait pour un instant reprendre ses droits.

M. de Buffon mourut, et l'Europe savante pleura cette irréparable perte; sa fin fut digne de sa vie, elle fut digne d'un chrétien. A ses derniers moments, se sentant pris d'une grande faiblesse, il demanda un prêtre. Son médecin voulait qu'on différât encore, il fit signe que le temps pressait et qu'il fallait se hâter. Il attendait le saint viatique avec impatience : « Que le prêtre tarde

<< d'arriver ! disait-il; par grâce, allez au-devant..... Ils << me laisseront mourir sans les sacrements! » En recevant l'Extrême-onction, il tendit de lui-même les pieds en disant très-intelligiblement : « Tenez, mettez-là! » Il fut administré avec beaucoup d'appareil et renouvela sa profession de foi, qu'il fit à haute voix devant un grand nombre d'assistants que la cloche avait attirés. Il a fait approcher son fils, qui, les larmes aux yeux, a recueilli ces paroles touchantes : « Ne quittez jamais le chemin « de la vertu et de l'honneur, c'est le seul moyen d'être «< heureux. » Il a pressé la main de ses amis, a remercié ses gens de leur attachement à sa personne et de leur zèle constant à le servir, puis il a fermé les yeux et a attendu, avec la fermeté du sage, sa dernière heure'.

La mort de cet homme célèbre fut un deuil public2, mais elle fut surtout sensible à ceux qui avaient pu l'ap

1. On peut lire aux pages 612 et suiv. de la Correspondance quelques détails sur les derniers moments de Buffon, et notamment le journal de son agonie tenu jour par jour par madame Necker. J'ai recueilli, dans l'étude de M. Pascal, notaire, rue Grenier-Saint-Lazare, 5, à l'obligeance duquel on ne recourt jamais en vain, des pièces intéressantes sur les funérailles et le convoi de Buffon. - M. Lucas avait été chargé de payer les chirurgiens, garde-malade, prêtres, employés et fournisseurs, et avait déposé leurs quittances dans l'étude du notaire de la famille. Ces curieux documents sont joints aux pièces justificatives, page 114.

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2. Les journaux du temps rendirent un dernier hommage à la mémoire de Buffon, et parlèrent de sa mort comme d'un mal

procher et qui l'avaient connu dans l'intimité. Sa famille se recueillit dans sa douleur et conserva pieusement le souvenir de celui qui l'avait illustrée. Avant de quitter pour toujours ceux qu'il avait aimés et que l'affection, la parenté ou les services avaient groupés autour de lui, M. de Buffon voulut leur laisser une dernière marque de de son attachement et de sa reconnaissance. Près de mourir, il fit son testament, qui est un monument de bon sens, de sagesse et de dignité'. Madame Nadault sa sœur et madame de Mongis fille de cette dernière, le major de Buffon son frère, le père Ignace desservant la paroisse de Buffon, mademoiselle Blesseau, gouvernante de sa maison, reçurent des legs et des pensions; ses domestiques, les

heur pour la nation et d'une perte irréparable pour la science. Le Journal de Paris inséra dans ses colonnes, à la date des 3 et 4 mai, une lettre remplie d'intéressants détails écrite par M. Godard, avocat au parlement. M. Godard habitait Semur et vivait dans l'intimité de Buffon: ce fut lui qui introduisit Hérault de Séchelles à Montbard.

Le Mercure, après avoir donné un article nécrologique, le 26 avril, publia une pièce du chevalier de Cubières, qui est un hymne à la gloire du grand écrivain.

J'ai pensé qu'on lirait avec quelque plaisir ces trois morceaux, devenus rares, et qui furent écrits au moment même de la mort de Buffon, sous l'impression vive d'un sentiment universel de douloureux regrets. Ils se trouvent aux pièces justificatives, page 128 et suivantes.

1. On peut voir le testament de Buffon à la page 618 du t. II de la Correspondance.

pauvres et l'église de Montbard ne furent pas non plus oubliés 1.

Condorcet à l'Académie des sciences, Vicq-d'Azir 2 à l'Académie française, Bressonnet devant la société d'Agri

1. J'ai eu souvent occasion de parler dans les Notes de la Correspondance de Buffon de son caractère charitable et généreux. Il semait les bienfaits autour de lui. Les pauvres, les hôpitaux, les gens à son service, sa ville natale, profitèrent tour à tour de sa charité.

Mademoiselle Blesseau, dans la touchante Notice qu'elle a consacrée à la mémoire de son maître (Correspondance, p. 638 et 641) a conservé quelques traits de cette grande générosité de Buffon, dont je rapporte, aux pièces justificatives, p. 149, des monuments authentiques.

2. Félix Vicq-d'Azyr, né en 1748, mort en 1794, épousa dans des circonstances romanesques une nièce de Daubenton (voir Correspond., tome I, page 450) et fut le successeur de Buffon à l'Académie française. L'éloge qu'il prononça dans cette circonstance est un de ses meilleurs; La Harpe en rend compte en ces termes : « Il semble qu'en parlant de ce grand homme il se soit « approprié son style. Il l'a loué en philosophe et en orateur, et « l'analyse profonde et brillante qu'il a faite de ses ouvrages « est un modèle en ce genre. On voit qu'il a senti son génie, « étudié la marche de ses idées, embrassé toute la chaîne de ses << travaux immenses. Il indique la source de ses hypothèses erro«nées, de manière à ne rien diminuer de la gloire de son « héros; il fait voir qu'il était grand jusque dans ses erreurs, « qui étaient celles d'un esprit vaste. Il fait aimer et respecter « l'homme autant que l'écrivain; en un mot, je ne crois pas « qu'on ait entendu à l'Académie un discours plus rempli de « beautés réelles, et de cette éloquence philosophique qui parle « à la fois à l'imagination et à la raison... »

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