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que le génie sans ordre perd les trois quarts de sa puissance, et que le plan général de l'ouvrage ne suffit pas pour guider l'auteur qui l'a conçu, mais qu'il lui faut celui de tous les jours de l'année.

La pratique de cette sage maxime a fait de M. de Buffon le plus grand logicien du dix-huitième siècle.

Lorsque l'on s'étonnait devant lui de la rigoureuse exactitude avec laquelle il avait distribué sa vie, il racontait comment il s'était de bonne heure astreint à une règle uniforme et sévère.

<<< ans

<< Dans ma première jeunesse, disait-il, j'aimais le << sommeil avec excès; il m'enlevait la meilleure partie << de mon temps; mon fidèle Joseph son valet de <«< chambre qui fut à son service pendant soixante-cinq me devint d'un grand secours pour vaincre <«< cette funeste habitude. Un jour, mécontent de moi«< même, je le fis venir et je lui promis un écu chaque <«< fois qu'il m'aurait fait lever avant six heures. Le << lendemain il ne manqua pàs de m'éveiller à l'heure «< convenue, je répondis par des injures; il vint le jour <«< d'après, je le menaçai. Tu n'as rien gagné, mon

<< toujours persuadé que le génie est le fruit d'une profonde << attention sur le même objet, dit qu'il s'ennuyait en compo<< sant ses premiers écrits, lorsqu'il se contraignait à revenir, à << repenser de nouveau sur le même objet, quoiqu'il crût déjà << avoir atteint à une sorte de perfection; mais ensuite il a << trouvé du plaisir dans cette longue correction. »" (Mélanges, << t. III, p. 100.)

<< pauvre Joseph, lui dis-je lorsqu'il me servit mon déjeuner, et moi j'ai perdu mon temps. Tu ne sais pas <«< t'y prendre; ne pense désormais qu'à la récompense <«<et ne te préoccupe ni de ma colère ni de mes me<< naces. Le lendemain il vint à l'heure convenue, m'en«<gagea à me lever, insista je le suppliai, je lui dis <«< que je le chassais, qu'il n'était plus à mon service. <«< Sans se laisser intimider cette fois, il eut recours à <«< la force et me contraignit à me lever. Pendant long<< temps il en fut de même, mais mon écu qu'il recevait << avec exactitude le dédommageait chaque jour de mon « humeur irascible au moment du réveil. »

Un matin, ceci me fut raconté par Joseph luimême, — le valet eut beau faire, le maître ne voulut pas se lever. A bout de ressource et ne sachant quel moyen employer, il découvrit de force le lit de M. de Buffon, lança sur sa poitrine une cuvette d'eau glacée et sortit précipitamment. Un instant après, la sonnette de son maître le rappela, il obéit en tremblant. «< Donne<«< moi du linge, lui dit M. de Buffon sans colère; mais « à l'avenir tâchons de ne plus nous brouiller, nous y << gagnerons tous deux. Voici tes trois francs qui, ce <<< matin, te sont bien dus! >>

Il répétait souvent, en parlant de son valet de chambre: Je dois à Joseph trois ou quatre volumes de l'Histoire naturelle.

M. de Buffon se plaisait à raconter cette anecdote pour

guérir de leur paresse les personnes qui s'y laissent aller. Il ne savait blâmer qu'avec réserve, et ses reproches mêmes étaient empreints d'une bienveillance habile à en adoucir la rigueur.

II

Les jours où M. de Buffon ne montait pas à son cabinet de travail, une heure après son lever, Brocard, un de ses valets de chambre spécialement attaché à mon service, entrait chez moi. Je me levais et je descendais dans la chambre de M. de Buffon. Je le trouvais assis devant son secrétaire, en face de la cheminée, et occupé à parcourir un grand nombre de petites feuilles de toute dimension, qu'il me remettait pour les transcrire suivant leur numéro d'ordre'. Puis on passait à la correspondance qu'il dictait, ou dont il donnait seulement le sujet; le tout lui était lu par moi et souvent corrigé,

1. J'ai donné, à la suite de la Correspondance de Buffon (t. II, p. 638), un précis de sa vie écrit par mademoiselle Blesseau, et envoyé par cette dernière à Faujas de Saint-Fond. Dans cette intéressante biographie se trouve pareillement relatée cette habitude du grand écrivain. « Il était toujours occupé à penser, << dit mademoiselle Blesseau; il prenait des notes, et le soir il « les mettait au net. Fort souvent, étant dans son salon, il sor<< tait pour aller écrire quelque idée qui lui était venue tout « d'un coup. »

puis recommencé. S'il n'y avait point de correspondance, après avoir écrit les lettres d'invitation à dîner, pendant que M. de Buffon méditait et prenait des notes, j'étais assis à un bureau voisin du sien et je copiais ses manuscrits. A huit heures entrait mademoiselle Blesseau, qui venait rendre ses comptes, puis Limer, le premier valet de chambre, qui du service de M. de Voltaire' était passé à celui de M. de Villette,

1. Dans sa correspondance Buffon parle rarement de Voltaire. Avec le président de Ruffey il montre une grande réserve : « Je « suis bien aise, écrit-il à la date du 23 mai 1755, que vous soyez << en liaison avec Voltaire : c'est, en effet, un très-grand homme, << et aussi un homme très-aimable. »

Avec le président de Brosses il s'abandonne davantage, il lui écrit, le 11 février 1761 : « Il me semble que depuis que Voltaire « réside en Bourgogne il est devenu furieusement babillard. » Le 7 mars 1768, alors que Voltaire vient d'attaquer assez vivement son système sur la génération, il se plaint au président en ces termes :

« Comme je ne lis aucune des sottises de Voltaire, je n'ai « su que par mes amis le mal qu'il a voulu dire de moi; je lui « pardonne comme un mal métaphysique qui ne réside que « dans sa tête... Il est irrité de ce que Needham m'a prêté ses << microscopes et de ce que j'ai dit que c'était un bon observa<< teur. Voilà son motif particulier, qui, joint au motif généra « et toujours subsistant de ses prétentions à l'universalité et de « sa jalousie contre toute célébrité, aigrit sa bile recuite par « l'âge, en sorte qu'il semble avoir formé le projet de vouloir « enterrer de son vivant tous ses contemporains. » Le 12 novembre 1774, après leur rapprochement, il écrit à Voltaire luimême : « Avec plusieurs années de moins je suis plus vieux que

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son neveu', et avait quitté ce dernier pour entrer au service de M. de Buffon. M. de Buffon se faisait raser tous les jours Drouard, à Montbard, et Pierlet, à Paris, étaient chargés de ce soin2. Tel fut, durant tout le temps

« vous...; mais n'est-il pas juste que la nature, qui, dès vos pre<<mières années, vous a comblé de ses faveurs, et dont vous «< êtes l'ancien amant de choix, continue de vous traiter avec « plus d'égards et de ménagements qu'un nouveau venu comme « moi, qui n'ai jamais rien obtenu d'elle qu'à force de la tour<< menter ? »

1. Charles, marquis de Villette, né en 1736, mort en 1793, n'était attaché par aucun lien de parenté à Voltaire; Voltaire cependant l'appelait son fils et le jugea digne de Belle-et-Bonne, qu'il lui fit épouser en 1777.

2. Le perruquier de Buffon, à Montbard, fut un des derniers représentants de ce type aujourd'hui effacé des barbiers de comédie. Il était orgueilleux, bavard et menteur; lorsque les nouvelles manquaient il en fabriquait; il compromettait ses amis aussi bien que ses ennemis; ne doutant de rien et parlant de tout, même des révolutions du globe, lorsqu'on riait de sa prétendue science il se contentait de dire : « M. le comte m'a assuré qu'autrefois il en était ainsi. » Il habitait, sur la place, une vieille maison de bois voisine du château; audessus de la porte se balançait une enseigne trop curieuse pour être passée sous silence. Elle représentait Absalon suspendu par les cheveux tandis qu'Abner le traverse de sa lance. En bas était écrit:

D'Absalon, ah! voyez le triste sort!

Sur sa tête caduque

S'il eût porté perruque,

Absalon ne serait pas mort!

Pierlet ne m'est connu que par une quittance qui témoigne

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