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a valu à son style une de ses plus brillantes qualités : l'exactitude et la précision.

C'était mieux que personne, je puis en témoigner — par un long travail qu'il parvenait à donner à sa prose ce degré de perfection qui la rend harmonieuse et facile. Il avait le don de n'être jamais content de ce qu'il venait d'écrire et passait quelquefois plusieurs semaines à polir une phrase ou à combiner une période; il corrigeait sans se lasser jusqu'à ce qu'il eût fait disparaître les traces de nombreuses retouches, et il arrivait par le travail à la facilité.

Il aimait à faire lire ses ouvrages, mais ce n'était point pour ménager un vulgaire triomphe à son amourpropre; il désirait, avant de les donner au public, se rendre juge de leur degré de clarté et de leur force.

Il ne cherchait pas des éloges, il voulait des critiques. Parfois il arrêtait la lecture et demandait quel sens on avait attaché à telle phrase, ce que l'on pensait de telle tournure, de telle période. Si sa pensée avait été mal comprise, s'il avait manqué son effet; sans songer à sus

<< la mélodie de cette admirable prose. J'essayai aussi de déplacer « quelques mots, ou d'en changer plusieurs, en y substituant « des synonymes, et je vis que le moindre changement ôtait « l'harmonie, ou gâtait le sens; ce qui me prouva que nul au<< teur n'a mieux connu la propriété des mots et des expressions. « Je sentis donc dès lors que la perfection du style consiste dans «<le naturel, la clarté, la précision, l'harmonie, la correction, « la propriété d'expressions. » (Tome I, p. 363, édit. de 1825.)

pecter l'intelligence ou l'oreille de ses auditeurs, il s'accusait lui-même, soulignait le passage comme manquant de netteté, de mesure ou de force, et rentré dans son cabinet, il l'écrivait de nouveau.

Malgré le soin qu'il prit de retoucher sans cesse ses ouvrages, malgré cette attention minutieuse à ne rien laisser passer qui ne fût clair et saisissant, on ne doit point s'attendre à trouver dans l'Histoire naturelle une clarté soutenue. En effet, M. de Buffon a écrit en même temps pour les gens du monde, pour les philosophes et pour les savants, et le ton varie suivant la nature des lecteurs auxquels s'adresse plus spécialement tel ou tel passage de son livre.

X

Dans les descriptions auxquelles se prêtait naturellement son sujet, M. de Buffon est poëte. Il nomme Platon un peintre d'idées, et ce jugement est rempli de vérité lorsqu'on lui en fait l'application à lui-même. Avant M. de Buffon, on n'avait dit encore d'aucun écrivain qu'il fut peintre et coloriste. Ces images sont toutes simples après qu'on l'a lu, et elles seules peuvent traduire la première impression que fait éprouver son style.

Il a su rendre intéressantes les plus sèches descrip

tions des objets physiques en y mêlant, dans une juste mesure, des idées morales qui fixent l'âme et captivent la pensée. Son style est harmonieux, non de cette harmonie vulgaire qui consiste à éviter les sons durs et les phrases heurtées, mais de cette harmonie savante qui associe l'accord des sons à la nature du sujet.

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Dans ses écrits, il y a moins de précision que d'abondance. Il n'y a pas abus de mots, mais richesse de pensées. Une idée simple ne peut le satisfaire, il en saisit avec finesse les diverses nuances et traduit chacune d'elles avec une pompe de langage dont on lui a fait reproche, mais qui caractérise son talent habile à donner un cachet de grandeur et d'élévation à toutes les idées dont il entreprend l'analyse.

M. de Buffon mettait la prose fort au-dessus de la poésie, pour laquelle il n'avait nul attrait'. On se rend difficilement compte de cette répugnance, lorsque l'on songe que bien des pages de l'Histoire naturelle ont été inspirées par le génie poétique le plus élevé. Sa

1. M. de Buffon, dit madame Necker, critique ces deux vers de Racine :

Le fer moissonne tout; et la terre humectée
But à regret le sang des neveux d'Érechthée.

Il croit que le mot humectée ne devait pas précéder celui de boire; et il est vrai qu'on n'est humecté qu'après avoir bu; mais la poésie, qui est toujours dans le délire, peut se permettre de confondre les temps. (Mélanges, t. II, p. 290.)

prose prend, en effet, parfois la mesure et le mouvement de la poésie: on peut citer comme exemple le début de l'histoire du cheval.

XI

La grande renommée de M. de Buffon se répandit au dehors, et il devint le centre d'une vaste correspondance dont il sut tirer parti pour ses ouvrages. Il y avait peu d'écrivains qui ne tinssent à honneur de le consulter sur leurs œuvres; il recevait un grand nombre de livres, mais il disposait de trop peu de temps pour les lire tous, il se bornait à parcourir les tables et prenait connaissance des chapitres qui lui avaient semblé présenter de l'intérêt. Dans les quinze dernières années de sa vie, il n'y a pas d'ouvrages qu'il ait lu autrement.

Je me souviens à ce propos qu'un matin de l'année 1782 on me remit un paquet à l'adresse de M. le comte de Buffon. « C'est, dit-il en l'ouvrant, un manuscrit de madame de Genlis1. » Il me passa la lettre d'envoi pour en faire la

1. Stéphanie-Félicité Ducrest, comtesse de Genlis, née le 25 janvier 1746, mourut le 31 décembre 1830. Elle ne manqua jamais de consulter Buffon sur ses ouvrages; en 1787, elle rendit publique une lettre d'éloges qu'il lui avait écrite au sujet de son livre sur la religion, dans lequel elle combat ouvertement le parti encyclopédiste. On trouve aux pages 557, 558 et suivantes

lecture. Madame de Genlis lui adressait les Veillées du Château', en le priant de lui donner son avis. Comme M. de Buffon avait une grande estime pour l'auteur, il me pria de parcourir l'ouvrage et de lui en rendre compte. J'écrivis sous sa dictée une lettre dont madame de Genlis se fit honneur; et dont elle vint le remercier peu de jours après l'avoir reçue.

du tome II de la Correspondance, quelques curieux détails relatifs au bruit que fit cette lettre, et aux attaques qu'elle suscita contre madame de Genlis et contre Buffon lui-même.

1. Dans les Veillées du Château, comme dans ses autres ouvrages, madame de Genlis a su trouver le moyen de placer un éloge de Buffon. Au troisième volume, dans le conte des Deux Réputations, on lit ce passage... « L'illustre auteur de l'His« toire naturelle a prouvé qu'un seul homme peut réunir à << de vastes connaissances une imagination brillante, une sen<«<sibilité vive et profonde, et l'art enchanteur de peindre et de « décrire avec une égale supériorité les objets touchants, les « scènes imposantes et majestueuses, les tableaux sombres et « terribles. On trouve dans ses ouvrages les modèles les plus << parfaits de tous les différents genres de style et d'éloquence; << tour à tour poëte, peintre, métaphysicien profond, philosophe << sublime, l'auteur sait prendre tous les tons; aussi simple « qu'étendu, son génie embrasse tout, se plie à tout; avec la «< même facilité il saisit les traits délicats des petits détails, et << conçoit l'ensemble du plan le plus vaste : aucun écrivain fran<< çais n'a mieux connu sa langue, aucun ne joignit tant d'exac<< titude à tant d'élégance, et ne fut à la fois aussi correct et << aussi brillant. » (Édition de 1786, 3° vol., p. 24.)

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