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« Les révérends pères manquaient de tout; ils n'a<< vaient plus d'ornements décents pour célébrer l'office << divin!» Madame de Buffon, touchée par un tel récit, donne ordre à sa femme de chambre de conduire le P. Ignace dans sa garde-robe, et de mettre à sa disposition les étoffes qui, n'étant plus à son usage, pourraient lui convenir. Ignace dépliait les étoffes, examinait, mais ne se pressait point de faire un choix. La femme de chambre fut obligée de s'absenter; lorsqu'elle revint, la garde-robe était vide. Madame de Buffon garda le silence, et le P. Ignace trouva moyen de conserver ses bonnes grâces.

A l'exemple de tous les favoris, il était détesté des gens du château. A l'office, on ne se faisait pas faute de le tourner en ridicule; lorsqu'il passait devant les cuisines, il pouvait récueillir des mots piquants dont l'adresse et l'intention étaient évidentes. Un autre favori, le petit Joseph, valet de chambre de M. de Buffon, à son service depuis de longues années1, ne pardonnait pas au P. Ignace le crédit qu'il avait su prendre sur l'esprit de son maître. Un soir que ce dernier quittait Montbard, se rendant à ses forges, il emmenait dans sa voiture le père capucin; sur le siége de derrière, se tenait Joseph. En route le valet fit la rencontre d'un châtreur de sa connaissance, auquel il proposa de monter près de lui. « M. le comte a, ditil, dans sa voiture, un bouquin d'une espèce rare auquel

1. Voir aux pages 6 et 7 ce que Buffon dit lui-même de son valet de chambre.

il est fortement attaché. Cet animal est devenu intraitable, et M. le comte a résolu de le faire châtrer. Il n'a pu s'y résoudre encore, parce qu'il n'a pas trouvé un homme en qui il eût confiance. Je lui ai parlé de toi, et il a consenti à te confier son bouquin. Lorsque nous serons arrivés, cours à la portière, nomme-toi, fais connaître ta profession et offre tes services; je te garantis que tu seras généreusement récompensé. » Les choses se passèrent ainsi; M. de Buffon voulut se fâcher, mais le capucin eut l'esprit de rire de cette mauvaise plaisanterie et la bonne grâce d'intercéder pour le valet de chambre1.

Le P. Ignace fut la providence de son couvent. Il savait se faire donner généreusement, et persuadait même à ceux qui donnaient qu'il les honorait en acceptant leur offrande. On disait, tout en se plaignant de ses quêtes trop fréquentes : « Ne donne pas qui veut au P. Ignace! >>

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Il mourut à Buffon dans l'abandon; ceux mêmes pour lesquels il avait été bon et généreux, qui étaient venus s'asseoir à sa table, avaient fui sa maison. M. de Buffon fut son bienfaiteur après sa mort comme il l'avait été

1. J'éprouve le besoin de dire que la vie du P. Ignace renferme d'autres traits plus dignes de l'attention de ses biographes. On en trouve quelques-uns rapportés à la page 382 du tome 1 de la Correspondance de Buffon. Il suffira de rappeler que lorsqu'il connut dans sa retraite l'arrestation du fils de son bienfaiteur et la confiscation de ses biens, il lui offrit généreusement tout ce qu'il possédait.

durant sa vie; par son testament il lui laissa une pension. Le perroquet d'Ignace était demeuré fidèle à son maître. Un jour il le trouva mort; une main ennemie avait versé du poison dans sa cage. Un domestique qu'il avait élevé, qui était à son service depuis l'enfance, le vola et s'enfuit!

MADEMOISELLE BLESSEAU'

L'hôtel de M. de Buffon était gouverné, tant à Montbard qu'à Paris, par mademoiselle Blesseau. Mademoiselle Blesseau naquit à Montbard; son père, tisserand aisé, y jouissait d'une réputation intacte. Elle était douée d'une physionomie intelligente. Sa taille était élancée et bien prise; il y avait dans toute sa personne de la grâce et de l'aisance. Des yeux expressifs, un son de voix agréable la faisaient remarquer tout d'abord. On ne pouvait dire qu'elle fût jolie; mais les agréments répandus sur sa personne pouvaient facilement lui tenir lieu des avantages dont elle manquait. La nature l'avait douée d'un jugement excellent, et son esprit observateur la mit à même d'acquérir en peu de temps ce que sa première éducation n'avait pu lui donner. Après le décès de la comtesse de Buffon, au service de laquelle elle était atta

1. Marie-Madeleine Blesseau, née à Montbard le 22 novembre 1747, y mourut le 18 avril 1834, à l'âge de quatre-vingt-sept ans.

chée, et qui la recommanda, en mourant, à son mari, elle fut placée par ce dernier à la tête de sa maison. Elle avait toute sa confiance, et, soit à Montbard, soit au Jardin du Roi, elle seule s'occupait des intérêts domestiques. Tout le service était dirigé par mademoiselle Blesseau ; chaque matin, elle rendait compte de ses dépenses. Dépositaire d'une autorité absolue sur le nombreux domestique que nécessitait le train de son maître, elle ne trahit jamais ses intérêts. Aussi était-elle généralement détestée des gens de service, qui ne la ménagèrent pas; et dont les propos ont été complaisamment recueillis par Hérault de Séchelles, par le chevalier Aude, et d'autres auteurs contemporains qui ont écrit la vie de M. de Buffon.

Mademoiselle Blesseau, à la mort de son bienfaiteur, se retira à Montbard, dans la maison qu'elle tenait de sa générosité. Après avoir été durant quarante années à la tête d'une maison considérable et l'avoir administrée sans contrôle, elle ne possédait d'autre bien que la pension viagère que lui avait léguée M. de Buffon.

Du vivant de son maître, elle eut connaissance de cet acte de générosité et lui en témoigna sa profonde gratitude. Mais, après avoir lu le testament, elle déclara que, la sœur de M. le comte, madame Nadault, ayant une pension égale à la sienne, elle n'accepterait pas le legs qui lui éta it fait.« Cette égalité ne peut subsister, dit-elle; monsieur le comte le comprendra sans peine. Je le supplie de bien vouloir augmenter la pension de madame Nadault, et en

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